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qu’il est le seul des Romains qui ait été amoureux jusqu’à la démence. Les autres ne connaissaient rien entre l’orgie et la vertu.

La place reste assez large pour la politique dans la vie du grand féministe. Mérimée avait entendu dire un jour à M. Royer-Collard : « César était un homme comme il faut. » Évidemment M. Royer-Collard ne prenait pas le « comme il faut » dans le sens que lui donnent les couturières et les concierges. Il voulait dire que César était l’homme nécessaire, l’homme complet qui a toutes les qualités d’un gouvernant, l’able man que Carlyle rêvait, à ce moment-là, dans sa petite maison de Chelsea, et dont il offrait au monde deux échantillons dans la personne d’Olivier Cromwell et dans celle du grand Frédéric. Quand on a la chance de rencontrer cet homme-là, de quelque nom qu’il s’appelle, il faut se donner à lui et voiler la statue des lois. Telle est l’idée qui s’ébauchait dans l’esprit de Mérimée, au spectacle des corruptions du suffrage restreint et des aberrations du suffrage universel. L’anarchie de 1848 précisa l’idée, et la constitution de 1852 la réalisa. En 1845, Mérimée n’en était pas encore là, mais il voulait faire de la vie de César son « maître livre. » Cela était si bien entendu que M. Étienne pouvait lui dire en le recevant à l’Académie : « Que ne devons-nous pas attendre de cette histoire du conquérant des Gaules, que vous nous avez promise, et à laquelle vous venez de préluder avec tant de succès ? » On verra comment Mérimée ajourna l’exécution de cette promesse et, finalement, céda la place à un autre écrivain dont il aima mieux être le collaborateur que le rival. Ne le plaignons pas et ne nous plaignons pas. Sa vie de César n’eût pas été ce qu’il voulait, ni ce que nous voudrions. Sa manière historique n’a ni assez de liberté, ni assez d’ampleur pour le sujet. En attendant, ses études sur l’histoire romaine avaient fait coup double : elles lui avaient ouvert deux académies.

Le 18 novembre 1843, malgré l’opposition de Raoul Rochette et du parti de l’École des chartes, Mérimée était élu membre libre de l’Académie des inscriptions. Mérimée raconta à Mme de Montijo comment il était venu prendre séance parmi ses doctes collègues : « J’ai fait hier mon entrée triomphale à l’Académie. Le secrétaire perpétuel, ayant mis des gants dont il n’use, je crois, qu’à cette occasion, m’a conduit par la main comme sa danseuse au milieu de l’auguste assemblée qui s’est levée en pied comme un seul homme. J’ai fait quarante saluts, un pour chaque membre. Je me suis assis et tout a été dit. Heureusement qu’à cet établissement on ne fait point de discours comme à l’Académie française[1]. »

  1. Correspondance inédite avec la comtesse de Montijo, 25 novembre 1843.