Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/615

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vieillesse l’exercice de sa charge, cherchant même à se préparer un successeur. Mais s’il est plein de zèle pour ses princes, s’il s’applique de son mieux à leur être utile, on chercherait vainement en lui l’étoffe d’un courtisan. Assurément il ne sépare pas dans sa pensée l’avenir de sa patrie de la maison qui l’a faite ce qu’elle est et à laquelle sont confiées ses destinées. Son dévoûment n’est pas aveugle pourtant, et l’on peut, à l’occasion, attendre de lui des conseils absolument sincères, dictés par une juste appréciation des circonstances, sur la conduite à tenir à l’intérieur, sur les alliances à l’étranger. Ces conseils, il les donne avec la réserve qui sied à sa position, avec l’autorité et la franchise que lui prête sa clairvoyance. Mais en dehors du temps de son service et des obligations de sa charge, il ne se montre guère à la cour. Il a mieux à faire de ses rares loisirs, et les heures dont il peut disposer, c’est, après ses enfans, aux lettres et aux arts qu’il les consacre. C’est bien là qu’est sa joie, sa délectation, la seule douceur de cette existence un peu austère, et ainsi qu’il le dit lui-même de ses divertissemens de musique : «de quoi se laver la bouche des amertumes de la journée. »

À ce titre encore, comme lettré et ami des arts, Huygens a pu utilement servir son pays. Désireux de perfectionner sa langue, il a contribué à lui donner la force et la souplesse qui lui manquaient, et par l’intelligent patronage qu’il a exercé sur les lettres et sur les arts, il a ajouté à la prospérité matérielle et morale de sa patrie cette auréole de gloire que les nobles études et les belles œuvres assurent à certaines époques aux nations les plus favorisées. En vérité, on chercherait en vain quels côtés ont manqué à cet homme de bien et l’on reste étonné de ce qu’il a su faire tenir de mérites divers dans cette vie si bien conduite et si bien remplie. Il n’est pas, en tout cas, de meilleur exemple de ce que peuvent le bon emploi du temps et l’effort persévérant de la volonté pour accroître encore les dons les plus riches. Si pour chaque peuple il est des types privilégiés dans lesquels semblent s’incarner en quelque sorte ses meilleures qualités, par son âme loyale et haute, par son solide bon sens, par son esprit net, posé, aussi pénétrant que pratique, surtout par ce désir continu de perfection qui justifiait si bien sa devise : Constanter empruntée à son nom, Huygens mérite d’être cité à la fois comme un des plus dignes représentans de la race hollandaise et comme un des hommes qui ont le plus honoré l’humanité.


EMILE MICHEL.