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qu’elles ne le sont aujourd’hui, au pays de Lombardie, il y avait deux serviteurs plus affectionnés que discrets de deux gentilshommes qui passaient pour les courtisans les plus renommés de toute l’Italie. Comme on demandait à ces serviteurs quelles étaient les habitudes de leurs maîtres, le premier, un peu naïf ( assai dolce di sale), s’imaginant faire l’éloge de son seigneur, répondit : « Qu’il ne sortait jamais de chez lui sans rester une heure devant son miroir à se peigner les cheveux, qu’il se rasait au moins deux fois la semaine, qu’il avait des habits précieux, de drap, de satin, et de panne, de couleurs et de formes variées ; que, l’été comme l’hiver et le reste du temps, il se servait de savonnettes, d’huiles parfumées et d’eaux bien fleurantes, jurant que sa garde-robe contenait plus d’odeurs que les deux boutiques des plus célèbres parfumeurs de Naples… Personne, en Espagne, ni en Italie, ne savait mieux que lui porter le brodequin, lequel était alors très à la mode parmi les courtisans… Lorsqu’il se rendait à la cour, parfumé, peigné et brossé, sur sa mule, la houssine blanche à la main, et les patenôtres de pâte odoriférante au cou, tout le monde l’admirait et le regardait comme le plus brave, gentil et gracieux courtisan de toute l’Italie. Quant à sa propreté, je n’en dirai qu’un mot : pendant les douze ans que je suis resté avec lui, je ne l’ai pas vu une seule fois manger la salade sans gants, pour ne pas se souiller les doigts. »

L’autre, qui n’était pas plus fin, répondit à son tour : — « Mon maître n’est pas de cette façon ; c’est un franc compagnon, magnifique, splendide, gracieux, jovial et familier. Il n’aime ni les miroirs, ni les brosses. Chez lui, pas d’autre peigne que le râtelier qu’il a dans la bouche[1], avec lequel, quand il est à table, il frippe comme un paladin. Mais n’allez pas croire qu’il se serve de la pointe du couteau ou de la fourchette à la vénitienne ; il ne travaille qu’avec ses doigts et les manœuvre plus prestement que le meilleur joueur de luth de toute l’Italie, fût-il Giovan Maria Guido. S’il mange bien, par la grâce de Dieu, il boit encore mieux ; et s’il mange comme un paladin, il boit comme un géant. Il veut du vin juif et non du vin chrétien (baptisé), assurant que l’eau est faite pour les poissons et pour les bêtes, mais non pour les hommes de bien comme lui. Il boit si dévotement que les larmes lui en viennent aux yeux d’attendrissement, et le verre, quand il le détache de ses lèvres, est plus sec que s’il était resté au soleil du midi, sous le signe du Cancer ou du Lion. En tout temps, la nuit comme le jour, il dort également bien. Dieu le bénisse ! mais jamais moins

  1. Il y a là un jeu de mots intraduisible en français.