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grand isolement ; les personnes qui l’avaient accompagné, à la sortie de la Hollande, l’ayant quitté l’une après l’autre, il se trouvait seul et malade à Grætz en Styrie, lorsqu’il rejeta pour la dernière fois les propositions apportées par M. Decazes. Les Bonaparte, il faut en convenir, étaient d’une trempe peu commune ; leurs qualités et leurs défauts, leurs vertus ou leurs vices sortent des proportions ordinaires et ont une physionomie qui leur est propre. Ce qui les distingue surtout, c’est l’obstination dans la volonté, c’est l’inflexibilité dans les résolutions.

L’empereur avait quatre frères et trois sœurs. Déjà cette indomptable obstination avait soustrait à sa puissance deux de ses frères. Le premier, connu sous le nom de Lucien, plus tard, prince de Canino, titre qui lui fut donné par le pape, avait une âme ardente ; il était ambitieux, avide d’argent ; les affaires devaient s’offrir à lui avec d’autant plus d’attraits qu’il y avait joué un rôle important, au 18 brumaire, et pouvait se dire que sa fermeté dans cette périlleuse journée avait beaucoup contribué au succès. Il déserta la cour alors que son frère touchait au faîte des grandeurs et pouvait promettre les plus hautes destinées à tous les membres de sa famille. Devenu veuf, on ne put jamais le faire renoncer à ses projets de mariage avec une femme divorcée qui était depuis quelque temps sa maîtresse, et, plutôt que de céder, il s’imposa un exil dont il n’est revenu qu’après mille traverses qui l’ont conduit jusqu’en Angleterre, au moment des derniers désastres de 1815. Pendant le séjour qu’il fit en Italie, il parut mettre son honneur à se montrer fidèle et dévoué au gouvernement pontifical, dont il s’était fait le sujet.

Joseph, l’aîné de la famille, était arrivé au trône d’Espagne, après avoir occupé celui de Naples. Spirituel, voluptueux, efféminé, quoique brave, rien ne l’étonnait dans son incroyable fortune. Je l’ai entendu, au mois de janvier 1814, émettre cette singulière prétention que, si son frère avait bien voulu ne pas se mêler de ses affaires, après sa seconde entrée à Madrid, on le verrait encore gouverner l’Espagne. Ceci s’explique par un autre trait fort saillant de leur caractère. Du moment où chacun d’eux eut mis le pied dans la carrière qui mène aux honneurs souverains, il n’y a point d’intimité qui ait vu se démentir un seul instant le sérieux avec lequel ils ont accepté les positions les plus élevées ; ils ont fini même par s’y croire inévitablement appelés. Ils avaient l’instinct de leurs grandeurs. Joseph montre, dès le commencement de l’élévation de son frère, une si grande impatience de se voir en possession d’un rang qui fût digne de lui que Napoléon disait alors assez gaîment : « Il me semble que Joseph est quelquefois tenté de