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leurs vers. Je voudrais fixer l’impression dominante qui demeure dans le regard, au sortir des basiliques. Il revoit passer ces interminables théories, comparées souvent aux Panathénées, de saintes, de vierges, de docteurs, de martyrs ; personnes réelles d’autrefois, cheminant à la file sous les palmiers d’où pendent les fruits mystiques. Les blanches saintes, surtout, uniformément drapées dans leurs tuniques de fin aux plis raides, portant leurs couronnes dans les mains tendues d’un même geste, marchant de côté, le col penché, regardant de face le visiteur avec ces grands yeux dilatés… Ces femmes blanches qui se meuvent du même rythme, ces yeux immobiles qui convergent de là-haut sur les nôtres, leurs prestiges créent une obsession que l’on ne peut plus dissiper. Elles me poursuivaient partout, dans la solitude des rues muettes, dans l’atmosphère moite et vaporeuse qui baigne l’horizon des plates campagnes. La perpétuité du même rêve s’établit d’autant mieux que rien ne la trouble à Ravenne. Pendant les quelques jours que j’y ai passés, un journal ne m’est pas tombé sous la main ; le monde turbulent, actuel, avait reculé très loin, son bruit n’arrivait plus ; rien ne détonnait sur le murmure affaibli de ce passé. Une fois seulement, à San Vitale, le sacristain, après qu’il eut débité son boniment sur Justinien et Théodora, crut être agréable en ajoutant : « Et Mme Sarah Bernhardt est venue ici, pour copier la robe ; mais je ne l’ai pas vue, malheureusement je ne la connaissais pas… » L’information « bien parisienne » de ce curieux de gloire rendit une fausse note sous ces voûtes ; comme si la grille du chœur eût grincé, en s’ouvrant, contre le marbre du bas-relief antique où un Neptune supporte le grand arc peuplé d’apôtres.

… L’autre soir, on m’a mené au théâtre de Ravenne. Une de ces jolies salles italiennes, claire, toute en loges du parterre au cintre. La troupe, nombreuse et fort convenable, donnait dans un décor de quatre sous I Pagliacci, l’opéra à la mode qui fait son tour d’Europe ; comme M. Mascagni, M. Léocavallo relève contre Wagner le drapeau de la musique nationale, simple, bonne enfant, tantôt bouffe et tantôt sentimentale. Le théâtre était plein, les loges garnies de femmes parées, les petites places bourrées de peuple ; un public appassionato, amusé, applaudissant à tout rompre. Théâtre, troupe et public, nous ne voyons pas mieux dans une de nos grandes villes, à Marseille ou à Bordeaux. Décidément, on ne changera pas cette race, amoureuse de plaisir et de musique ; elle peut se priver de tout dans un pauvre endroit, suspendre toutes les fonctions de la vie ; il lui faut sa joie favorite, elle se l’arrangera avec rien et en fera quelque chose. — Mais d’où sortait tout ce monde ? Quel miracle avait fait jaillir du désert ce flot bouillonnant ?