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qu’elle se trompait, et que nous étions au centre de l’humanité. Car je crois bien qu’ici plane l’âme la plus forte et la plus tendre[1] qui ait jamais parlé un langage humain. Rien n’est touchant comme la dévotion de ce peuple pour cette mémoire ; rien n’est raisonnable comme l’instinct avec lequel il discerne, entre toutes ses gloires, la plus efficace pour la patrie. Son origine, son vrai lien national, la légitimité de ses droits à l’existence, il rapporte justement tout cela aux écrits de l’homme qui a créé l’idiome, l’esprit, l’idéal politique de la race. Les plus pauvres gens le sentent confusément, ils viennent à cet autel comme ils vont à celui de la Madone. Un registre de souscription pour le monument de Dante est ouvert sur une table ; il se couvre de petits noms, suivis de petites sommes, les oboles du cœur.

Car Ravenne est un peu honteuse du médiocre abri qu’elle offre à son grand mort. Elle voudrait y substituer un mausolée digne de lui. Tout récemment, en 1888, la ville lança un appel au monde entier, en commençant par les souverains. Un seul répondit aussitôt, le plus pauvre, le prince dépouillé : Léon XIII envoya 10,000 francs pour Dante. Les autres monarques ne répondirent pas. Cela se conçoit, ils ont des soucis plus pressans. Les particuliers ne répondirent pas davantage. Je suppose que l’idée n’a point été présentée d’une façon très pratique ; autrement l’indifférence du monde serait incompréhensible. Il y a des Anglais originaux et des Américains richissimes qui servent de tous leurs moyens des gloires bizarres. Il y a des financiers opulens qui se servent d’elles, au prix d’un sacrifice. Il y a des testateurs qui imaginent des legs importans pour les fondations les plus inattendues. Il y a des célibataires épris de littérature qui multiplient les prix aux Académies ; lesquelles, je le dis en cachette, sont quelquefois plus embarrassées qu’heureuses de certains dons mal affectés. Et il ne se trouverait point, parmi les affligés de richesse que Dante a consolés, des bienfaiteurs reconnaissans au suprême bienfaiteur des esprits ? Si ces lignes pouvaient passer sous les yeux d’un donateur perplexe, en quête d’un bon placement sur une gloire sûre, si elles avaient le bonheur de l’intéresser au vœu de Ravenne, je n’en aurais jamais écrit de moins inutiles. — Faute de mieux, je me suis demandé pourquoi la ville ne consacre pas à l’Alighieri le tombeau vide de Théodoric. Le monument est antique, illustre, imposant ; la paix et la poésie y tombent des massifs d’arbres environnans ; le parfum des œillets

  1. … Io un son un che quando
    Amore spira, noto ; ed a quel modo
    Ch’ei detta dentro, vo significando. (Purgatorio, XXIV.)