Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/54

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

villages, sur la route, n’ont pas la mine joyeuse et nette des nôtres, ou de ceux de la Suisse. De loin, sur le sommet d’une colline, leurs toits de tuiles étincelans de soleil, ils ont une silhouette attirante. Tandis que le train court à toute vitesse, on se prend à songer : « Oh ! ce curieux pays ! cet assemblage fantastique de pignons montant à l’assaut, ces ruelles aperçues comme des éclairs, ce château qui domine la vallée, tout ce coin inconnu, où personne ne s’arrête, que ce serait amusant à visiter ; que je voudrais ! .. » J’en ai visité plusieurs, des plus ignorés, des plus moyen-âge. Et, de près, c’était si triste, si complètement misérable, que l’impression pittoresque, un instant souveraine, s’effaçait et tombait devant la pitié pour les hommes.

Car ce monde de pauvres gens est un monde de travailleurs opiniâtres. Je ne sais rien de plus erroné que ce préjugé qui consiste à nous représenter les Italiens comme un peuple de lazzaroni étendus au soleil, en haillons de couleur, et tendant la main quand l’étranger passe. Regardez ceux-ci, qui creusent les rigoles des rivières, le long de la voie ; ceux-ci encore qui brisent les mottes de l’immense guéret où, demain, ils sèmeront le blé d’hiver ; ceux-là qui, vingt ensemble, hommes et femmes, pendent aux solives d’une ferme, à l’extérieur, les épis roux du maïs, les fusées de gran turco, dont on fera la polenta. S’arrêtent-ils ? Ont-ils l’air de paysans d’opéra ? J’ai traversé leurs bandes, dans les grands domaines, au pied des monts ; je les ai retrouvés dans la campagne romaine, autour de Naples, à Reggio de Calabre ; en Sicile, un Français, chef des vignerons du duc d’Aumale, m’a affirmé qu’ils étaient plus laborieux, plus durs à la fatigue et plus patiens que les nôtres ; d’autres m’ont dit, parlant des Romagnes que je n’ai pas visitées : « Il y a là les premiers remueurs de terre du monde ; » partout, et chaque fois que j’ai parcouru l’Italie, le même témoignage s’est élevé en faveur de cette race forte et malheureuse. Il lui a manqué le romancier, le poète, qui racontât avec amour les souffrances et le courage de ces humbles, les villages à moitié abandonnés pendant les mois d’hiver et de printemps, la vie, avec ses drames ignorés, des bandes campées dans l’agro romano, sous la conduite du caporale, et ce qui se dit, le soir, dans les huttes où des bergers nomades fabriquent le fromage de brebis. Sans cela, le paysan italien aurait sa belle place, entre le moujik de nos rêves et l’obstiné tâcheron des terres françaises. Et la question se pose plus pressante : d’où lui vient cette misère ? Pour répondre, il faudrait prendre chaque province à part et étudier les causes locales, — régime de culture, division de la propriété, climat, salubrité, hygiène, différences profondes de races et de tempéramens, — qui permettent au paysan de l’Emilie ou de la Toscane, par