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lugubres ? Le déficit ! En vérité, ne dirait-on pas que les finances italiennes vont sombrer, parce que nous avons quelque 20 millions de déficit ? Mais rappelez-vous donc que nous en avons eu un de 500 millions, que le change était à 20 pour 100, que les armées autrichiennes tenaient la Vénétie, et que nous sommes sortis de cette crise-là, comme nous sortirons de celle-ci, à notre honneur ! » Un peu plus tard, je déjeunais à Rome, avec un député appartenant, par sa naissance, à l’aristocratie italienne, mais assez voisin, par les tendances de son esprit, des groupes avancés de la chambre, homme avisé, brillant, qui fit de la diplomatie dangereuse, et parvint à s’en tirer, auprès du Négus d’Abyssinie. La même question vint, je ne sais comment, entre nous. Il avança légèrement la main, les doigts repliés se détendant un à un, comme pour présenter l’argument :

— Je sais, fit-il, et tout le monde sait en Italie, que nous dépensons un peu trop. Mon Dieu, les nations qui nous entourent n’en font-elles pas autant, plus ou moins ?

— C’est vrai. Mais…

— Mais nous sommes moins riches qu’elles, oui, je l’avoue. Cependant, veuillez remarquer que notre sécurité peut-être et notre amour-propre assurément exigent que nous continuions à imiter nos voisins. Dites-moi, iriez-vous à une grande soirée en veston court, quand tous les invités seraient en habit ?

— Peut-être.

— Je suis bien sûr que non ! vous seriez moqué, vous n’iriez pas !

— Pardon, j’irais, si j’étais assuré d’y retourner le lendemain avec des revers de soie.

Il ne répondit pas.

Et je vis à ces deux signes, et à plusieurs autres, que les idées de M. Colombo avaient encore beaucoup de chemin à faire dans la haute société italienne.


Vicence. — Elle était bien jolie, ce soir-là, la petite ville de Vicence, où tant d’étrangers, qui ont tort, ne s’arrêtent pas. Elle avait cette silhouette ancienne, cet air de découpure romantique, que les villes italiennes prennent sous la lune, quand les ombres sont profondes sous les portiques, les passans plus rares, les dorures des enseignes effacées, et que les maisons neuves semblent se fondre en une masse brumeuse, pour mieux laisser voir les belles lignes de pierres grises, les torsades en saillie, les balcons de fer forgé et les toits avançans des vieux palais : mais rien n’était comparable à la place de Signori, presque entièrement bâtie par le