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et le jour. La nuit, leur couleur s’efface, les détails d’ornementation disparaissent, les silhouettes se dressent seules en l’air, et avec elles la physionomie essentielle du passé. Le moyen âge est là, tout vivant. Rappelez-vous une de ces ruelles sombres et tournantes, autour de nos vieilles cathédrales ; multipliez à l’infini, sur des pentes rapides, les mouvemens imprévus de la rue, les contreforts lancés dans l’espace, les chimères qui surplombent, les portées d’ombre opaque, les raies de lumière bleue, les ponts jetés d’un palais à l’autre, les dentelles des cheminées à travers les étoiles, et vous aurez quelque idée de la vieille ville gibeline. Les gens ont l’air de se douter qu’ils traversent un pays fantastique, subitement restitué aux âges éteints. Ils vont sans bruit. Leurs boutiques ne font pas de lueur sur le pavé. Aucun bruit, aucune note éclatante de vie moderne n’interrompt le rêve ancien où l’on marche.

J’allais accompagné d’un jeune Italien, épris comme moi de la beauté de l’heure et du lieu. Je l’avais rencontré dans le train de Florence à Sienne. Il était très grand, très mince, avec une figure en lame, des yeux doux et fins ; il portait une toque de laine bleue, terminée en arrière par un bec, et sur le côté droit de laquelle était brodé, en lettres blanches : Siena. Étudiant à coup sûr. Longtemps je l’avais écouté causer avec un vieux Siennois, mon voisin. Le vieux se lamentait sur la splendeur disparue de l’université de Sienne. « De mon temps, disait-il, nous étions douze cents élèves. Quels professeurs, mon Dieu ! Que d’hommes fameux en toutes sciences ! Et ils demeuraient chez nous, ils s’attachaient à notre cité. Aujourd’hui, pour plusieurs, être envoyé à Sienne équivaut à un exil. » Et le tout jeune homme répondait avec une courtoisie déférente. Il savait, lui aussi, le nom des professeurs d’autrefois, la date de leur mort, ou les chaires nouvelles qu’ils occupaient ailleurs. À cinquante ans de distance, il était l’écho de cet amour tendre, de cette vénération érudite dont débordait l’âme de l’ancien. « Combien êtes-vous aujourd’hui ? lui demandai-je. — Environ trois cents, monsieur, une centaine pour le droit, et le reste pour la médecine. — Et vous appartenez ? — À la faculté de droit, répondit-il, en portant la main à sa coiffure. Nous avons repris les insignes des diverses facultés, après les fêtes du centenaire de Bologne. Le droit, vous le voyez, porte la toque azur ; celle de la médecine est rouge, celle des mathématiques verte, celle des lettres blanche et rose. — Pourquoi deux couleurs ? — Elle était blanche primitivement. Mais quand les étudians entrèrent au cours, Giosuè Carducci leur dit : « Vous ressemblez à des cuisiniers. » Et ils ont ajouté du rose. Vous descendez à Sienne, monsieur ?