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admirait ses luttes contre les démons qui venaient le hanter, et à la tête desquels était l’esprit désincarné de Cagliostro, on lisait avec épouvante les poésies que ces démons lui avaient dictées, les Chants de Satan, dont l’imbécillité obscène est en effet quasi miraculeuse. C’est qu’aussi il avait tout l’air d’un prophète et les dons d’un thaumaturge. Parfois, on entendait changer sa voix claire et vibrante, on eût dit tout à coup qu’elle venait de très loin, que ce n’était pas lui qui parlait, mais l’esprit lui-même. Sa beauté était harmonieuse comme celle d’une statue, avec un type hébreu prononcé ; ses longs cheveux noirs, qui blanchissaient un peu, tombaient en boucles sur ses épaules, et sous ses sourcils proéminens et buissonneux ses yeux creux jetaient des éclairs, puis se vidaient, mornes, tournés pour regarder en lui-même la force intime qui l’inspirait. Nul n’eût pu dire son âge : certains jours, il était si vénérable qu’il semblait avoir atteint les limites extrêmes de la vieillesse ; d’autres fois, ses narines ouvertes, sa bouche vive et chantante lui donnaient vingt-cinq ans. Ces contrastes étaient si brusques qu’ils inspiraient une sorte d’inquiétude attirante comme un abime. Et les femmes qui l’avaient approché ne le quittaient plus.

La colonie de Brocton n’était pas un couvent industriel comme la Grande-Chartreuse, ou agricole comme la Trappe. On n’y faisait pas de vœux perpétuels. Quand Marris croyait être maître d’une âme, il la renvoyait dans le monde, sûr qu’elle était à lui. Quand Lawrence eut passé trois ans à conduire des chevaux, le prophète lui dit : « Va-t’en, rentre dans ton monde, reprends ton métier, agis comme si extérieurement tu étais libre : mais n’oublie pas que tu m’appartiens, et qu’au moindre signe tu devras revenir ici traire les vaches et faucher le foin. »

Le disciple partit donc ; on lui accordait une petite rente mensuelle jusqu’à ce qu’il pût trouver un travail profitable, non-seulement à lui, mais à la communauté. Lawrence avait apporté de grands biens à Brocton, et il en était toujours nominalement propriétaire, mais comme tous les frères il les avait abandonnés pratiquement à Marris : celui qui vivait dans l’intimité de Dieu n’en était-il pas le meilleur gérant ? Et de fait, il les employait lucrativement, achetant des terres, spéculant à la Bourse de New-York.

La pension qu’il avait donnée à Lawrence était si faible que celui-ci dut voyager d’Amérique en Europe en troisième classe, et se loger à Londres dans un taudis. Mais du moins trouva-t-il tout de suite l’emploi qu’il était venu chercher. La guerre franco-allemande venait d’éclater, il partit comme war correspondent du