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monde que le ménage était déjà brouillé, qu’elle était déjà finie, cette passion dont l’excentrique Oliphant avait si haut poussé le premier cri, et l’opinion publique à son tour réagirait sur lui, par cette sorte de suggestion vague que nous subissons tous sans jamais nous en rendre compte. Mais comme cela pouvait n’être pas suffisant, on attaqua son côté mystique. En 1880, Lawrence était resté sept ans sans obtenir la permission de voir sa femme, et il était de cœur devenu fort indifférent à elle. Mme Margaret Oliphant, sa parente, le vit alors à Londres, et lui parla sérieusement des murmures qui couraient sur sa conduite avec Alice. Lawrence n’était pas épargné dans les bruits scandaleux répandus sur la communauté de Brocton et qui ressemblent beaucoup aux accusations portées contre les premiers chrétiens. Mme Margaret Oliphant, qui n’est pas seulement un écrivain de talent, honorée d’une pension par la reine d’Angleterre, mais une femme d’un sens droit, lui fit remarquer qu’on parlait de sa séparation en termes tels qu’il fallait prendre au plus vite des mesures à cet égard. Le mystique homme d’affaires du prophète eut un sourire dédaigneux : « Alice, dit-il, n’est pas ma vraie femme. Ma contrepartie est déjà de l’autre côté, et j’en suis sûr, puisqu’elle m’écrit ! Voyez ! Je n’ai jamais pu écrire un vers, ceux-ci sont donc bien d’elle, ils n’ont été faits par moi que sous sa dictée ! » La dame de l’au-delà n’avait jamais dû elle-même sacrifier assidûment à la muse, car ses vers étaient déplorables. Ils avaient même, paraît-il, un petit goût profane et mondain très curieux chez un esprit extra-terrestre.

Durant ce temps, la pauvre Alice avait suivi le maître en Californie, à Santa-Rosa, où il plantait de la vigne, opération fort congruente à un patriarche. Une dame pourtant, qui s’en offensait, lui dit un jour : « Monsieur, croyez-vous qu’il soit d’un homme de Dieu d’aider à répandre l’intempérance ? — Madame, répondit-il gravement, nous infuserons tant d’esprit de Dieu dans notre vin qu’il ne grisera plus ! » On a toujours remarqué le peu de succès dans les pays anglo-saxons des boissons non-alcoholic and non intoxicating. Il est certain qu’une boisson non intoxicante, mais alcoolique, aurait beaucoup plus de chances de réussir. Quoi qu’il en soit, la petite brebis ne connaissait pas grand’chose aux mystères de la greffe, pas plus qu’à ceux de la fermentation. Son berger finit par la mettre à la porte sans un sou, avec mission de gagner sa vie comme elle pourrait, et de faire des prosélytes. Elle ne perdit pas courage, fonda à Vallejo une humble école pour les enfans des habitans de ce pays à demi sauvage, mélange métissé d’Espagnols, d’Indiens et de Yankees. Plus tard, elle la transporta à Benicia, où elle s’associa avec une amie. Elle n’était pas trop malheureuse :