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« l’abondance, la liberté, le naturel, l’originalité de nos aïeux dans ce genre de poésie familière, n’avaient été surpassés par aucune autre nation. » On le professait à l’École des chartes, on l’enseignait à la Sorbonne. Et comme on avait contracté, dans la fréquentation de ce « lecheor » de Rutebeuf ou de ce truand d’Haiseau, des façons de parler non moins discourtoises que gothiques, malheur à l’imprudent, si par hasard il en surgissait un qui s’avisât de mettre nos conteurs au-dessous de Boccace ou de Bandello ! Je me rappelle encore, — j’ai des raisons de me rappeler, sans amertume d’ailleurs, et plutôt avec satisfaction, — les plaisanteries, clameurs, protestations, injures aussi qui l’accueillaient, dont les moindres consistaient à le taxer de « pédantisme incorrigible, » ou « d’ignorance crasse, » ou de « mauvaise foi. » C’était le bon temps, dira-t-on peut-être ! Mais, pour l’honneur de l’érudition, je préfère en ce cas le mauvais ; moins d’enthousiasme, plus de politesse ; et j’aime surtout une forme de patriotisme qui me laisse la liberté de mes hérésies littéraires.

Quinze ans, en effet, ont passé depuis lors ; et je ne dirai pas que cette intolérance ou cette ardeur guerrière soit tout à fait tombée : j’en appelle plutôt au savant, à l’éloquent auteur des Épopées françaises, M. Léon Gautier ! Mais, d’une manière générale, il a bien fallu convenir que, si la valeur littéraire des œuvres se définit essentiellement par quelque sentiment de l’art, ou par quelque curiosité des choses de la nature et de la vie, ni de l’un ni de l’autre des deux on ne trouve qu’à peine une ombre dans notre littérature du moyen âge ; — et dans nos Fabliaux moins encore qu’ailleurs, puisque c’est d’eux qu’il s’agit aujourd’hui. M. Léon Gautier lui-même les avait notés autrefois d’infamie, mais il en avait des motifs tout particuliers, presque personnels, s’il s’agissait d’opposer la bassesse de l’esprit qu’on appelle gaulois à l’élévation héroïque et chrétienne de ses Chansons de geste, Plus désintéressé, moins préoccupé déjà de faire servir la littérature du moyen âge à l’apologie de la religion, M. de Montaiglon, — dans le court Avant-propos du Recueil général et complet qu’il a donné des Fabliaux, — s’était abstenu de les juger, disait-il, sans prendre garde que cette abstention même était un jugement. On ne s’abstient pas de juger ceux que l’on admire, ou que l’on édite, quand ils s’appellent Boccace, par exemple, ou Rabelais ! Mais quelques années plus tard, dans sa Littérature française au moyen âge, M. Gaston Paris déclarait franchement que M plusieurs fableaux atteignaient un incroyable cynisme, » lequel, et trop souvent, « s’alliait d’ailleurs en eux à une dégoûtante platitude. » Et plus récemment enfin, M. Joseph Bédier, dans une remarquable Étude, — qui est tout un livre, le plus savant, le plus équitable, le