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mener, de lire le Times à l’heure réglementaire, ou de jouer un petit air de flûte avant d’endosser son habit et de nouer sa cravate blanche pour aller dîner à table d’hôte. Aussi ménager de sa fortune que de son temps, malgré quelques placemens malheureux, il a doublé son capital et ses revenus. Tout cela est fort bien ; mais qu’en eût dit Bouddha ?

Il y a des égoïsmes aimables, le sien ne l’était pas. Il se montra toujours implacable pour ses adversaires, surtout pour les professeurs de philosophie, et lorsqu’à l’époque de réaction qui suivit la dissolution de l’assemblée de Francfort, on en destitua quelques-uns, il en ressentit une joie de cannibale qui mange son ennemi. Qu’il s’agît de Fichte ou de Schelling, de Hegel ou de Herbart, il traitait tous ses rivaux de charlatans ou de bavards, de vieilles femmes, de têtes fêlées ou de farceurs. Il se permettait tout dans ses lettres ; mais comme il était prudent, il consultait des hommes de loi pour savoir jusqu’à quel point il est permis d’injurier un philosophe sans courir le risque d’être cité en justice pour délit d’outrages, et, par prudence aussi, il attendit que Fichte et Hegel fussent morts pour dire tout haut ce qu’il pensait d’eux.

S’il traitait ses ennemis de Turc à More, il malmenait souvent ses amis. Ne connaissant que les amitiés utiles, les amitiés de rapport, il n’admettait dans sa familiarité que ses disciples qu’il employait à répandre sa gloire. Quand il se souvenait de tout ce qu’avait fait Frauenstädt, son famulus, pour lui procurer des lecteurs et des dévots, il daignait l’appeler son Théophraste, son Metrodore, le plus militant de ses apôtres, apostolus activus, militans, strenuus, acerrimus. Mais si le famulus avait dans quelque article de journal mal rendu sa pensée ou parlé des professeurs de philosophie avec trop de ménagement, il lui adressait de vertes réprimandes. Frauenstädt a rendu grâces au maître de l’avoir plus d’une fois autorisé à s’asseoir auprès de lui sur son sopha ; mais un jour qu’il se présentait à une heure indue, le maître lui lava la tête et lui signifia qu’il n’était pas aux ordres des indiscrets. S’il était dur pour ses disciples, à qui il avait de grandes obligations, on croira sans peine qu’il l’était encore plus pour les petites gens à qui il ne devait rien. Il eut à Berlin une violente altercation avec une vieille couturière qui s’était arrêtée devant sa porte et qu’il avait sommée de déguerpir. Comme elle tardait à s’éloigner, il la chassa en l’injuriant, la jeta à terre et elle se blessa dans sa chute. Elle porta plainte, et il fut condamné à lui payer 60 théiers par an. Lorsqu’on lui annonça qu’elle était morte, il écrivit sur la lettre de faire part : Obit anus, abit onus !

Ce qu’il y eut de plus singulier et de plus fâcheux dans son histoire, ce fut sa brouillerie avec sa mère, qui vécut vingt-quatre ans encore sans qu’il tentât de la revoir. Johanna Schopenhauer avait, paraît-il, plus de charme que de beauté. Elle aimait le monde et elle