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Il chanta le Pater. La clochette retentit pour la seconde fois au pied de l’autel. Le pape, penché sur la nappe, communiait avec une parcelle de l’hostie.

Au moment où il déposait dans le calice les derniers fragmens du pain consacré, une rumeur menaçante monta vers lui des profondeurs de la basilique. Les prêtres et les clercs firent volte-face et, tout effarés, virent une troupe en armes qui se formait au milieu de la grande net, conduite par l’homme dont le nom seul faisait trembler les Romains.

La bande s’élança vers l’autel avec des cris de mort et des blasphèmes. Les prêtres gravirent les degrés pour protéger le pape. Les brigands envahirent le chœur jusqu’à la première marche de l’autel, repoussant à coups de piques et rejetant aux deux côtés de l’abside les défenseurs du pontife. Seul, Cencius osa monter à la droite de Grégoire VII.

Grégoire couvrit le calice du voile liturgique. Cencius l’avait frappé à l’épaule. Le pape alors regarda fixement le sacrilège, et la parole douloureuse de Jésus à Judas, au Jardin d’oliviers, erra sur ses lèvres :

— Mon ami, pourquoi es-tu venu ?

Cencius ne répondit point. D’une main brutale, il arracha Grégoire à la table du banquet sacré. Les soldats saisirent le vieillard et l’emportèrent au milieu des supplications désespérées des clercs. La porte centrale de Sainte-Marie-Majeure était toute grande ouverte ; au-delà s’agitaient les torches dont la lumière rougeâtre s’étendait comme un dais immense dressé dans les ténèbres ; les chevaux, maintenus avec peine par les écuyers de Cencius, éblouis par la brusque clarté de l’église, frissonnaient et se cabraient ; au haut du campanile, le tocsin sonnait avec une hâte fébrile, mais la clameur de la noble basilique violée se perdait vainement dans le ciel noir.

À travers la ville endormie, descendant et remontant d’une course égale les longues pentes rapides de l’Esquilin et du Quirinal, dans la lueur vermeille des torches, passa, avec des cris de joie furieuse, la chevauchée fantastique. Grégoire, tenu en croupe par un lieutenant de Cencius, serré de près par les cavaliers, suivis par la bande hurlante des gens à pied qui bondissait dans la boue aussi vite que les chevaux, ne laissa tomber de sa bouche ni une prière, ni un anathème. Le courant qui l’entraînait allait du côté du Tibre. Il vit défiler des églises, des monastères, des châteaux-forts munis de leurs tours, des amas confus de misérables maisons bâties dans des ruines grandioses ; il reconnut un instant, brisée au fond d’un précipice, la colonne impériale de Trajan, puis la