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vide. Egidius avait eu pour ami un prêtre de Rome qui osa célébrer la sainte messe en état de péché mortel ; un enfant de chœur, que personne, parmi les fidèles, n’avait jamais vu avant ce jour, était au pied de l’autel ; il se tenait debout, d’un air insolent, ne fit jamais le signe de la croix et ne s’agenouilla ni à l’Introït, ni à la consécration ; au moment de la communion, il bondit sur le prêtre et l’étrangla ; puis il disparut, tandis que l’église tremblait comme si le tonnerre fût tombé sur le clocher.

À chacun des péchés capitaux, à la luxure, à l’orgueil, à la gourmandise, se rattachait toute une chronique démoniaque, les rêves enfantins et les légendes atroces qui se lisent encore aux Opuscules de Saint-Pierre Damien, des morts subites pour un morceau de gibier mangé en un jour d’abstinence, des moines jetés dans un lac de soufre liquide et déchirés par les dragons et les serpens, des possédés qui se ruent sur les chrétiens qu’ils prennent pour des chiens noirs et déchirent furieusement, et toujours l’apparition des noirs Éthiopiens à la mine hideuse, vicaires et tourmenteurs de Satan, dont la plus grande joie est de plonger leurs fourches dans le ventre des pauvres bénédictins oublieux, pour une seule minute, de la règle de l’ordre.

Egidius était très sûr, d’ailleurs, que le démon rôdait sans cesse autour du Latran, vêtu soit en pèlerin, soit en novice ou en page. Comme il s’était trouvé lui-même dans le cortège de Grégoire VII, la nuit de Noël, sur le chemin de Sainte-Marie-Majeure, il avait bien remarqué, des deux côtés de la litière du pape, à une petite distance, des ombres inquiétantes, noyées dans la brume ; l’une d’elles avait tenté de souffler la lanterne qu’il portait et l’haleine de ce diable était brûlante comme un four de forge. Alors le vieux cénobite, épouvanté par son propre récit, se taisait tout à coup et, la face livide, regardait fixement, sans aucune pitié, l’enfant assis à ses côtés, et le maître et l’élève, osant à peine respirer, écoutaient silencieusement le bruit de la pluie fouettant les vitres de la cellule et le vent d’hiver pleurant dans les profondeurs sonores du Latran.

— Dieu n’est donc pas plus fort que le démon ? dit un soir Victorien, avec une parfaite candeur.

La question répondait, sans doute, à quelque tourment secret de la conscience du moine. Il rougit légèrement, mais ne parut point scandalisé par les paroles de son disciple. Et, tout bas, en un chuchotement mystérieux, il expliqua à Victorien la grande guerre de Satan contre Dieu, le duel séculaire dont saint Jean et saint Augustin avaient aperçu les commencemens et pressenti les péripéties. Il déroula l’un après l’autre les tableaux de l’Apocalypse,