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réaliste, l’autre pas assez. Tous ont des critiques qui les louent, des amis qui les encensent, de bons juges qui apprécient leurs qualités : aucun n’est vraiment un grand romancier.

« D’où vient cela ? D’abord, à mon avis, de ce que nous avons trop développé notre esprit critique. Chacun aujourd’hui a peur de se laisser aller, d’enfreindre les conventions, de paraître ridicule. C’est le résultat fatal de l’uniformité que développe en nous l’éducation présente. Nous sommes tous capables aujourd’hui d’écrire correctement une lettre ; mais personne n’est plus assez différent des autres pour écrire un livre original. On nous a tellement accoutumés à être tous pareils que dès l’enfance on a réprimé en nous les fantaisies de l’imagination individuelle. Notre civilisation nous a donné de belles manières, ce qui est d’un avantage sérieux ; mais, en revanche, elle a tué le génie.

« D’autres causes encore empêchent notre littérature de produire désormais des œuvres originales : ce sont, par exemple, l’inquiétude politique, le goût croissant du bien-être, l’absorbant souci des intérêts matériels.

« Le confort, la lumière électrique, les chemins de fer, l’égalité, sont des choses excellentes ; mais elles rendent les beaux romans impossibles. L’essence du roman doit être la variété, l’individualité : et le monde sans cesse devient moins varié, moins individuel ; sans cesse il devient aussi moins mystérieux, autant dire moins intéressant. La couleur et le contraste s’effacent de la mise en scène de notre vie extérieure. Notre société est honnête, sage, instruite ; mais avec tout cela elle est terne. M. Charles Pearson a raison de croire que le nivellement de la démocratie moderne doit forcément amener la monotonie et restreindre les énergies individuelles. Nous arrivons à la période du roman pour dames : aussi bien, la grande majorité des romans qui paraissent aujourd’hui sont écrits par des dames. Quelques auteurs, en révolte contre ce régime de médiocrité polie et banale, tentent de s’échapper à l’extrême opposé : ils outrent l’étrangeté de leur style, accentuent, exagèrent ce qu’ils sentent encore en eux d’individuel et de particulier. Mais ils perdent leur peine : ils ont leur siècle contre eux. En vain, M. Stevenson, pour fuir la monotonie des romans de mœurs à la mode, s’en va-t-il jouer au Robinson dans les îles de l’Océan-Pacifique ; en vain, M. Rudyard Kipling explore-t-il les Indes ou le Soudan, à la recherche de types originaux. Ils rappellent ces Juifs qui, pour célébrer la fête des Tabernacles, plantent une branche ou deux entre les pavés de leur arrière-cour. Soyons raisonnables, ne nous essoufflons pas à vouloir trouver des effets nouveaux : il n’y a plus d’effets nouveaux à trouver ; et quand nous les trouverions, il n’y aurait personne autour de nous pour en goûter la nouveauté. »

L’art anglais, suivant M. Harrison, souffre de la même maladie que la littérature ; peut-être seulement est-il plus malade.