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premier étage, était l’oratoire de l’évêque et sa chambre, meublée d’un lit d’anachorète et d’un crucifix de bois ; plus haut, dans une grande salle voûtée, il avait recueilli, en un désordre charmant, les débris de sa splendeur passée, un tapis d’Orient, don du patriarche de Venise, des escabeaux curieusement sculptés, des lampes de cuivre de forme antique, une madone byzantine sur fond d’or, des antiphonaires et des missels peints dans le goût des miniatures de l’Athos, le manuscrit de son Virgile, aux majuscules de carmin ou d’azur, la mitre brodée d’or et la chape étincelante qu’il portait le matin de son sacre. Un énorme brasero de bronze était sans cesse allumé au milieu de la salle, car il ne voulait pas que Pia souffrît du froid. Et personne ne fut surpris quand on découvrit un soir, dans un coin, couché sur un amas de vieilles tapisseries, Fulvo, le chevreuil de monseigneur saint Eustache.

L’amitié de Victorien et de Pia, dans l’intimité de cette retraite, devint alors de plus en plus fraternelle. Tandis que la bise froide soufflait sur les champs en deuil, les deux orphelins se sentaient plus unis l’un à l’autre ; ils comprenaient vaguement que la destinée les avait rapprochés pour longtemps, peut-être pour toujours. La noblesse d’âme du vieil évêque, en pénétrant leurs jeunes consciences, les rattachait l’un à l’autre par une sorte de communion généreuse :

— Vous êtes mes poussins, disait souvent Joachim, et, plus heureux que le Seigneur Jésus, je vous tiens rassemblés amoureusement sous mon aile.

Dans la région sereine où ils se plaisaient à vivre ensemble, c’est à peine si parfois les misères de l’heure présente apparaissaient comme un nuage aussitôt dissipé. L’empire, bouleversé par les anathèmes de Grégoire VII, l’Allemagne déchirée entre l’empereur et le pape, la Saxe frémissante, rappelée à l’obédience de Rome, soulevée contre Henri et déjà ensanglantée par la guerre civile, le christianisme obscurci dans une moitié de la chrétienté, les églises frappées d’interdit, fermées aux fidèles par des fagots d’épines, tous ces grands malheurs éveillaient en eux moins d’émotions que les contes d’hiver de leur maître, la perpétuelle prédication d’espérance qu’il leur donnait, la loi d’amour qu’il leur expliquait. Il revenait sans cesse aux légendes candides conservées, comme un trésor, dans le cœur des simples, et où le démon, le tentateur est toujours vaincu ; à l’indulgence de saint Jean l’Aumônier, qui recevait les péchés scellés d’un triple sceau, et pardonnait sans lire jamais la confession à la pitié de saint Jean l’Évangéliste, qui, voyant pleurer à Éphèse un jeune homme très criminel, chef de brigands, tomba à ses pieds et lui baisa la main. Il croyait au commerce familier des