Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/682

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étaient également arrivés ; mais, déjà divisés d’opinion, ils formaient deux partis.

Vers trois heures du matin des patrouilles, envoyées de tous côtés, ramenèrent plusieurs prisonniers, les uns arrêtés aux Champs-Elysées, les autres au moment où ils cherchaient à entrer au château, ou bien comme ils en sortaient. De ce nombre était, en habit de grenadier de la garde nationale, un rédacteur ou l’un des rédacteurs du journal intitulé l’Ami du Roi, et fort opposé à l’Ami du Peuple, que rédigeait Marat.

La cour des Feuillans se remplissait de plus en plus, et les vociférations devenaient effrayantes. Je me déterminai alors à envoyer La Fargue au commandant du bataillon de la Butte-des-Moulins, réuni sur la place Vendôme, pour lui demander renfort et secours. Ce bataillon était de quatorze cents hommes sous les armes. Il n’avait que la rue Saint-Honoré à traverser ; deux cents hommes suffisaient pour vider la cour des Feuillans, nous mettre à même d’en fermer les portes et disperser la canaille qui nous assaillait ; mais ce commandant, dont je n’ai pu retrouver le nom, répondit que, sans ordres, il ne détacherait pas un homme en dehors de la limite de sa section ; à quoi La Fargue répliqua : « Eh bien ! monsieur, si l’on nous égorge et si l’on assassine des prisonniers, vous aurez eu un avantage, celui de vous trouver aux premières loges. »

Aucun de nos camarades ni personne des compagnies du centre ne revint. N’ayant pas même un tambour pour faire battre la générale, je tentai un dernier moyen. Je me jetai au milieu de la cohue ; je montai sur une des deux pièces de canon qui étaient dans la cour des Feuillans, et, de cette espèce de tribune, employant le seul langage que je jugeai pouvoir me faire espérer quelques succès : « Hommes égarés par les fauteurs de nos plus cruels ennemis, qui êtes-vous et que voulez-vous ? Êtes-vous des Français ? — Nous le sommes autant que vous ! ) — Êtes-vous des patriotes ? — Nous le sommes autant que vous ! — Mais vous cesseriez d’être dignes de l’un et de l’autre de ces titres, si vous vous arrêtiez à l’exécrable idée de substituer des assassinats au cours de la justice. Vous seriez même des rebelles, car l’Assemblée nationale vient de mettre (et cela était vrai) les prisonniers que vous menacez sous notre sauvegarde… Que pouvez-vous donc demander ? À moins de vous rendre doublement criminels et de vouloir faire de nous des complices, vous ne pouvez demander qu’une chose, c’est que ces prisonniers, sur la presque totalité desquels d’ailleurs il n’existe aucun fait à charge, ne s’évadent pas. Eh bien ! je vous en réponds sur mon honneur, je vous en réponds sur ma tête, et, si ce n’est assez de ces garanties, choisissez trois d’entre vous pour vous représenter, et je vais les adjoindre à la garde de ces prisonniers. »