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montagnes dont un dernier reste de jour éclairait les cimes presque toujours pierreuses et sans trace de culture ou de plantations.

— La faute en est au régime déplorable de nos forêts, répondait le civil. Depuis un temps bien long, les paysans ont pris l’habitude d’user des bois et des maquis selon qu’il leur plaisait. Ils ont détruit sans remplacer. La couronne d’arbres s’est rétrécie progressivement autour de beaucoup de montagnes, et a fini par disparaître. Et alors la terre a descendu, minée par l’eau. Nous avons maintenant une loi sur le reboisement, depuis quatre ans. Mais elle vient bien tard !

— Il y a bien d’autres causes, monsieur. Voici d’énormes étendues, qui pourraient être cultivées et peuplées, ridenti di persone. Mais à qui appartiennent-elles ? Vous le savez mieux que moi : les deux tiers de la Calabre sont entre les mains d’une vingtaine de barons.

— Très légitimement ! Ils ont acheté ou hérité…

— Je ne dis pas non. Le résultat n’est pas moins déplorable. La plupart se contentent de laisser errer leurs troupeaux sur leurs tenute. Leurs terres n’étant pas imposées lourdement, puisqu’elles sont réputées de dernier ordre, le revenu est encore suffisant. Je veux bien qu’ils soient excusables de faire durer un état de choses qu’ils n’ont pas créé. Avouez pourtant que le sort des travailleurs est misérable ?

— C’est vrai.

— Un salaire de 1 fr. 25, quelquefois même de 0 fr. 85, pour treize heures de travail, des herbes bouillies et du pain noir pour nourriture[1] ; s’ils veulent devenir fermiers et tenter la fortune, l’usure les guette, et leur demande un sou et même deux sous par franc chaque semaine. Alors, que font-ils ? Ils émigrent.

— Oui, ils émigrent, monsieur le commandant, mais je doute qu’ils trouvent beaucoup mieux ailleurs. C’est une plaie italienne.

Une voix nette et claire l’interrompit :

— C’est une richesse !

Dans le coin, à peine éclairé par la veilleuse du plafond, le troisième voyageur s’était redressé, et regardait ses deux voisins avec cette expression dure, sans aucun mélange de sourire appris, sans la plus petite avance à l’adversaire, qui dénote l’homme du peuple. Il portait cependant un costume bourgeois.

Le jeune homme se pencha, aimable, jusque sous le feu de la veilleuse, qui lui fit comme une auréole.

  1. Je retrouve ces chiffres dans une brochure de F. Nitti, l’Emigrazione italiana e i suoi avversarii. Naples ; Roux et Cie.