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énergiquement réprimée ; mais le ministère tomba, et Peruzzi, alors ministre de l’intérieur, demeura en butte à l’impopularité qui s’attache toujours, souvent sans raison ni justice, à ceux qui ont eu le malheur d’avoir à verser le sang de leurs concitoyens. Il ne revint plus au pouvoir. Son influence resta pourtant considérable, et un jour elle s’exerça d’une manière décisive. En 1876, à propos d’une question purement économique (l’exploitation des chemins de fer par l’État), le groupe toscan, à la suite de Peruzzi, vota contre le ministère Minghetti. Cette défection enleva le pouvoir à la droite, qui le détenait depuis 1860, et le fit passer à la gauche. On devine les colères qu’elle souleva. Hâtons-nous de dire que si Peruzzi avait cru devoir se montrer intransigeant sur les principes de liberté économique qu’il avait toujours professés, il tint à ne pas se confondre avec ses alliés d’un jour, comme le prouva depuis l’indépendance de ses votes. Il refusa tout ce qu’on lui offrit ; un ministère, la vice-présidence de la chambre, une ambassade. Il ne voulait pas que son évolution eût les apparences d’un marché, et d’ailleurs il ne s’appartenait plus. Depuis longtemps il ne vivait plus que pour Florence.

Florence était au fond sa « vraie patrie, celle du cœur[1]. » En cela, il était semblable à beaucoup de ses compatriotes. Les Italiens ont donné la mesure de leur passion pour l’unité en lui sacrifiant résolument leur traditionnelle autonomie locale Mais ils ont conservé de leur vieil esprit municipal tout ce qui n’était pas inconciliable avec l’organisation nouvelle de leur pays. Ils ont échappé à la centralisation, dans leurs habitudes, leurs affections, leurs intérêts. Rien ne le prouve mieux que de voir un homme de la valeur de M. Peruzzi, sans se désintéresser de la politique générale de l’Italie, réserver toujours le meilleur de son âme pour les affaires de sa ville natale. Il est vrai qu’alors, et pour un instant, les affaires de Florence étaient devenues celles de l’Italie tout entière.

Quand elle devint capitale du nouveau royaume, en 1864, Florence n’avait pas d’histoire depuis le XVIe siècle. Trois cents ans de gouvernement paisible et conservateur l’avaient laissée telle que l’avait faite son glorieux passé. C’était un incomparable musée, où les merveilles du moyen âge et de la Renaissance s’entassaient dans des rues pittoresques, mais étroites, tortueuses et sombres. C’était aussi une académie ; le lieu où se parlait la langue la plus pure, le centre du goût et de l’esprit, le séjour d’une aristocratie lettrée, accueillante et libérale. C’était enfin le pays de la

  1. De Laveleye, Lettres d’Italie, p. 105.