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je n’en connais pas de plus nobles, ni qui me touchent plus profondément. Dès que j’entends sa grande voix, les paroles des Gogol et des Tourguenef et de tous les autres me font l’effet de vains bavardages ; et dans cet article sur la littérature russe je serais tenté de ne vous entretenir que de lui.

Il vient précisément de publier dans le Sievernyi Viestnik un article qui me parait d’une importance extrême pour l’intelligence de sa doctrine. Avec des qualités de style et de pensée infiniment supérieures, le comte Tolstoï a, lui aussi, le défaut commun aux grands écrivains de son pays ; il voit les choses sous trop d’aspects différens, de sorte que dans aucun de ses écrits il n’arrive à exprimer tout entière sa conception de la vie. Et c’est ainsi que jamais, jusqu’à présent, il n’avait nettement énoncé ses idées sur la science et sur le travail. On devinait bien que c’étaient choses qu’il estimait peu ; mais il condamnait tant d’autres choses, qu’on pouvait le croire plus indulgent pour celles-là. En réalité, il les condamnait aussi : il les considérait même comme les pires de toutes, comme la vraie source de tout le mal qui est au monde. Et, dans son article, il leur a dit leur fait, avec cette éloquente simplicité que les évangélistes seuls, et Pascal, avaient eue avant lui :

« M. Zola, dit-il, propose à la jeunesse les croyances, entre toutes, les plus vagues et les plus chimériques : la croyance dans la science, la croyance dans le travail.

« Il conseille aux jeunes gens de travailler au nom de la science ! Mais la science est un mot vide de sens : ce que les uns croient être la science n’est pour les autres que de la sottise. Les savans n’ont jamais cessé de se contredire. Pour les uns, la science est dans la philosophie, pour les autres dans la théologie, pour d’autres dans l’histoire naturelle. Et nous voyons que les principaux postulats scientifiques, après avoir été admis et respectés pendant quelques années, finissent par être reconnus faux, et reniés par ceux-là mêmes qui les ont propagés.

« Après s’être émancipés d’une foule de préjugés religieux, nos contemporains sont tombés, sans s’en apercevoir, sous la domination d’un autre préjugé non moins déraisonnable, et plus dangereux encore : le préjugé de la science. La croyance des Égyptiens dans leur oiseau-phénix avait au fond la même signification et la même valeur que la croyance de nos contemporains dans la matière et le mouvement, dans la lutte pour l’existence, dans le bacille-virgule, etc. Ni les uns ni les autres ne croient en réalité à toutes ces niaiseries : ils croient seulement à l’autorité des savans qui les leur imposent.

« Et je dois ajouter que les savans d’aujourd’hui font comme faisaient leurs prédécesseurs de l’ancienne Égypte, qui, n’étant contrôlés que par leurs confrères, mentaient effrontément, et proclamaient vérités leurs inventions les plus folles.