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Où sont-ils, les marins sombres dans les nuits noires ?
O flots, que vous avez de lugubres histoires !
Flots profonds, redoutés des femmes à genoux !
Vous vous les racontez en montant les marées,
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous !


Ces « nuits noires », les nuits de tempête, quand tout le monde est heureusement rentré, les matelots à voix basse assis en rond dans leurs grandes salles, autour du feu, se racontent les mystérieuses histoires, les païennes légendes. Mystérieuses, car en elles naïvement s’exprime la profonde épouvante qu’à certaines heures verse dans ces âmes la terrible nature contre laquelle ils luttent ; païennes, car ils vivent trop près de cette nature pour n’en point redouter les puissances cachées ; et farouches, car ces divinités ne sont pas les sirènes au chant si doux qu’entendent les navigateurs des mers du Sud, mais des dieux rudes, dont la colère pulvérise les rochers de la côte.

Et ne peut-on partager l’état d’âme de ces aventuriers naïfs, indépendans à l’égard des hommes, mais esclaves soumis des événemens, quand on savoure l’amertume désespérée et passive qui se cache dans cette légende du littoral que me conta un vieux matelot ?

« Olaf, un pécheur du Finmark, aperçut un jour un vaisseau immense qui venait vers le rivage, à travers le fjord. Quel ne fut pas son effroi quand il vit qu’aucun matelot ne faisait la manœuvre, que le capitaine n’était point à sa barre, et que c’était poussé par on ne sait quelle force mystérieuse que le grand navire avait franchi seul les passes dangereuses de l’entrée du golfe. Et soudain, debout sur le gaillard d’arrière où brillait en lettres flamboyantes le nom patronymique, un nom que personne, en Norvège, ne se rappela avoir connu, sur le gaillard parut la Mort qui frappa du pied. À ce choc le vaisseau-fantôme s’abîma dans les ondes, et le matelot, saisi d’horreur et n’ayant plus la force de fuir, vit distinctement au fond des eaux, couchés dans des sépulcres de pierre, vingt-cinq de ses amis, partis un mois auparavant pour pécher au Lofoten, et dont on n’entendit plus jamais parler. Olaf en devint fou. »

Mais qu’importe ? L’incommensurable effroi qu’on éprouve en face de la grandiose et dangereuse nature du Finmark ne tue point, dans le cœur de ceux qui l’habitent, la vivace énergie. Le bon marin sait bien que la mer est sa nourrice, aux rudes mamelles, mais au lait puissant, et que, si la mort est quelquefois assise à l’arrière de sa barque, l’espérance est toujours à l’avant.