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l’historien rationaliste. Mais pour illustrer l’évangile d’un croyant, peut-être faut-il un anachroniste…

L’artiste, une fois sur cette pente, y glisse d’autant plus aisément que rien, dans le caractère, dans l’altitude, dans la physionomie du Christ ne l’enchaîne à une époque précise, à un pays déterminé. Le Christ n’a pas d’accent individuel. On possède sur lui les récits des quatre évangélistes, des détails qu’on n’a pas sur beaucoup d’hommes célèbres : cependant on ne le définit pas. Voit-on aucun trait saillant qui permette de dire que la raison l’emportait sur la sensibilité ou la sensibilité sur la raison. l’énergie sur la prudence ou la prudence sur l’énergie, la mélancolie sur la bonne humeur ou la bonne humeur sur la mélancolie ? L’idée d’une race exclusive s’impose-t-elle quand on pense à lui ? Il était assurément Juif, et pourtant retrouve-t-on en lui des traits distinctifs qui fassent dire à un Anglo-saxon : Celui-là n’était pas de ma race, pas de mon pays ? Il a beaucoup parlé, mais pas une citation des auteurs grecs ou latins qu’on lisait de son temps, pas une allusion à leurs ouvrages n’a passé dans ses paroles, et celles-ci sont à ce point dépourvues de couleur locale qu’on discute encore quelle langue parlait le Christ : le grec on l’araméen… De même ses discours s’appliquent à tous les temps. Leurs caresses consolent aussi bien les malheureux de nos jours que ceux des catacombes. Le Christ ne date pas, ni au point de vue intellectuel, ni au point de vue moral. Pourquoi le faire dater au point de vue physique ? Comment le caractériser au point de vue physiologique ? Puisqu’il n’était pas plus tenace que bon, l’artiste ne saurait lui donner une mâchoire proéminente et des sourcils joints ? Puisqu’il n’était pas plus poète que moraliste positif, il ne doit pas lui dessiner un front fuyant ou bombé plutôt qu’un front droit. Puisqu’il n’était pas plus avisé que généreux, on ne saurait lui attribuer un regard défiant comme celui qu’il a dans le Prétoire[1] de M. de Munkacsy. Et ainsi l’on élimine tous les traits distinctifs qu’on a pu imaginer… et la toile reste blanche. On se rabat alors sur une figure-type d’humanité, impersonnelle, éternelle, mais par là même froide, sans attrait et sans vie. Quoi de plus ardent que le Christ ? Quoi de plus attrayant que le Christ ? Ainsi le but est toujours manqué… Quand Léonard de Vinci peignait le visage du Christ, sa main tremblait. Ce n’était pas excès de respect religieux, c’était peut-être inquiétude de ne pas atteindre à l’expression vivante sans accident, sans particularité distinctive, qu’il rêvait pour lui.

  1. Le Christ au Prétoire, exposé à la galerie Sedelmeyer, et depuis à l’Exposition universelle de 1889.