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troublé quelques traînards du communisme, et l’on trouve dans le programme de Gotha (mai 1875) cette phrase entortillée : « Le parti socialiste ouvrier d’Allemagne, bien qu’agissant tout d’abord dans le cadre national, a conscience du caractère international du mouvement ouvrier. » Mais M. Paul Leroy-Beaulieu a repris l’argumentation de l’illustre homme d’État avec un surcroit de vigueur et démontré[1] que non seulement on ne peut pas remplacer logiquement la propriété privée par la propriété communale ni par la propriété nationale, mais encore que, si la lune était par hasard habitée et qu’on trouvât quelque moyen de correspondre avec elle, les hommes de la terre devraient admettre ceux de la lune à partager la jouissance du sol terrestre. C’est ce que vient de faire encore, avec beaucoup de verve, M. Yves Guyot[2], commentant cette autre phrase du même programme : « L’affranchissement du travail exige la transmission des instrumens de travail à la société tout entière… » Tout entière ? Mais alors cette organisation engloberait le Mongol errant du désert de Gobi, le Fuégien de la Terre de Feu, le Touareg du Sahara, qui devraient pouvoir réclamer leur part dans « la distribution du produit général du travail[3] ». On se récrie. Mais qu’est-ce donc alors que cette société « tout entière » et suivant quelle règle groupera-t-on les participans[4] ?

C’est une nouvelle violation, et non la moins impudente, de la liberté humaine. Comment ? je n’aurai plus le droit de rester Français, Anglais, Allemand, alors même que, de toutes mes forces et de toute mon âme, je voudrais rester citoyen de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne ? Il faut, de toute nécessité, toujours en vue d’empêcher la reconstitution de la propriété privée, que je devienne, à mon corps défendant, citoyen de l’univers ! Je ne pourrai pas plus abdiquer ma patrie que la conserver ! Cependant M. Dupont-White, après avoir reproché vivement aux économistes de détourner le mot « liberté » de son véritable sens en tâchant de persuader aux peuples que leur liberté consiste à réserver la plus grande somme possible d’affaires à l’action des individus[5], s’écrie : « On ne s’y trompera pas : la liberté que tout mortel adore, c’est l’indépendance de la

  1. Le Collectivisme, 3e édit.. p. 81.
  2. La Tyrannie socialiste, liv. II, ch. II
  3. Voir encore le programme de Gotha.
  4. M. Yves Guyot se demande si l’on prétend constituer une seule société collectiviste, par exemple, entre les cent treize millions d’hommes qui habitent l’empire russe ou dans l’empire d’Autriche avec ses Allemands, ses Hongrois, ses Tchèques, ses Polonais.
  5. L’Individu et l’État, p. 3.