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peuples[1] ». Toutes les nationalités sont convoquées à ces grandes assises de l’hystérie. L’Angleterre et l’Allemagne y sont citées, comme la Belgique et la Russie. Et ils y passent tous, venus d’origines différentes, hommes de génie, hommes de talent, ceux qui portent des noms glorieux et ceux dont la gloire est ridicule. Ils défilent en une procession burlesque de maniaques et d’agités. Cette énumération arrive, à la longue, à produire un effet de comique d’une espèce particulière. On est arrêté à chaque instant par des phrases délicieuses : « Swinburne est un dégénéré supérieur dans le sens de Magnan, tandis que Rossetti doit être rangé parmi les imbéciles de Sollier[2]. » (O merveilles de la classification ! ) « Ruskin met au service d’idées complètement délirantes le sauvage acharnement du fanatique dérangé d’esprit…[3]. » — « Le dialogue de Maeterlinck donne un tableau clinique des plus fidèles d’un incurable crétinisme…[4]. » — « Un autre graphomane, l’auteur du livre imbécile Rembrandt éducateur, radote à peu près de la même façon… Dans un petit écrit qui est devenu une sorte d’évangile des imbéciles et des idiots, l’auteur, M. Paul Desjardins…[5] » etc., etc.

C’est ainsi. Un vent de folie a soufflé sur les races épuisées. Cette vieille Europe, semblable à une vaste maison d’aliénés, n’abrite plus que le radotage sénile, le balbutiement de l’idiot et le délire, efforts suprêmes et vains de sa pensée débilitée. Le poète Lucrèce, voilà deux mille ans, se lamentait sur les souffrances de la terre fatiguée d’avoir tant produit, affaissée et lasse comme une aïeule. Et de même sur l’humanité d’aujourd’hui s’épaississent les ténèbres de la dégénérescence et les signes s’amoncellent avant-coureurs du final anéantissement…

Telle est la démonstration où se complaît M. Nordau. Elle est pathétique et dramatique, si fort que cela puisse surprendre, venant d’un écrivain positiviste. Elle est oratoire et même déclamatoire. Par bonheur ce dont elle manque le plus, c’est des caractères d’une véritable démonstration scientifique.

Sans doute ce livre se donne pour être un livre de science. L’appareil déployé au début est des plus imposans. Les premiers chapitres, comme dans un traité de médecine, s’y intitulent : Symptômes, Diagnostic, Etiologie. Cela est pour faire tout de suite impression sur l’esprit du lecteur. Dans la suite et par tout le cours de l’ouvrage abondent les termes du langage spécial. Mais qu’on y regarde d’un peu près, et

  1. Dégénérescence, p. 14.
  2. Ibid., p. 168.
  3. Ibid., p. 141.
  4. Ibid., p. 424.
  5. Ibid., p. 189.