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tentative, M. de Bismarck en conçut un ressentiment qui l’a depuis lors constamment égaré, et qui devait, avant longtemps, l’entraîner, comme nous le verrons tantôt, à commettre une faute irréparable. Dans un discours mémorable qu’il a prononcé au Reichstag, voulant justifier sa conduite : « Je ne me suis jamais, a-t-il dit, détourné de la Russie, c’est elle qui me repoussait et me plaçait, parfois, dans une position telle que j’étais forcé de modifier mon attitude pour sauvegarder ma dignité. Cela commença en 1875, quand le prince Gortchakof me fit comprendre combien son amour-propre était froissé par la situation que j’avais acquise dans le monde politique. » Donc, de son propre aveu, son dissentiment avec la Russie date bien de l’année dont nous venons de rappeler les graves incidens et cette déclaration suffit à établir qu’à cette époque le gouvernement du tsar n’a pu conserver aucun doute sur les ténébreux desseins formés à Berlin. Il a plu à M. de Bismarck de chercher la cause de cette nouvelle orientation de la politique russe dans une puérile rivalité. L’argument n’est pas sérieux ; il est même indigne d’un grand esprit comme lui. personne n’admettra en effet que la Russie s’est uniquement inspirée, en cette occasion, de l’amour-propre de son chancelier, jaloux des lauriers cueillis par son collègue prussien. Tout concourt donc à démontrer que le désaccord des deux cours a pris sa source dans les projets conçus à Berlin en 1875, et que M. de Bismarck lui-même a attribué à ce dissentiment un caractère personnel. Il n’est que juste, dès lors, de lui en laisser la responsabilité et quant à son origine et quant à ses conséquences. Sur ce terrain, comme sur bien d’autres, sa nature impétueuse et hautaine devait fatalement l’entraîner à de plus compromettantes résolutions.


III

Avant la fin de cette même année qui vit se dénouer l’intimité des rapports de la Prusse avec la Russie, une insurrection éclata en Herzégovine ; bientôt elle envahissait toutes les provinces de la presqu’île balkanique. On a prétendu que M.de Bismarck y avait prêté la main ; cette accusation n’a jamais été démontrée ; elle témoigne toutefois combien l’opinion publique inclinait alors à lui attribuer le désir de créer au gouvernement du tsar des difficultés Orient où il serait aux prises avec l’Angleterre. Si telle fut jamais sa pensée, elle eut tout le succès qu’il pouvait en espérer. Après de vaines négociations, soit avec la Porte, soit avec les autres puissances, la Russie ne pouvant répudier des traditions séculaires, obligée de tenir compte du sentiment religieux si intense