Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/654

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il n’est pas dans cet homme, il n’est pas dans ce temple, il n’est pas dans ce Sénat, il n’est pas dans cette caste, il est dans le corps même de la nation tout entière. C’est elle, représentée par sa majorité, qui vous lie et vous emprisonne dans sa volonté. La démocratie n’est pas l’air de briser les chaînes, mais l’art de s’enchaîner mutuellement. Le despotisme démocratique est subtil et répandu dans tout l’air que respire une nation. Il ne tombe pas de haut, il ne monte pas précisément d’en bas, il nous entoure, nous circonvient et nous enlace de tous les côtés. Je suis garrotté par tous mes voisins. C’est une grande consolation, il faut le dire sans aucune raillerie ; car le despotisme gagne, à être impersonnel, au moins d’être anonyme. Être opprimé, c’est être opprimé ; mais se sentir opprimé c’est surtout pouvoir nommer son oppresseur. C’est ce nom prononcé qui fait sentir la douleur en la précisant. Ce n’est pas la souffrance diffuse qui est rude, c’est la souffrance localisée. En supprimant la hiérarchie, les démocraties renforcent le gouvernement et diminuent la douleur d’être gouvernés.

Elles ont d’autres avantages. En général elles sont très conservatrices. Nées d’une égalité relative dans les fortunes, elles maintiennent et augmentent cette égalité qui leur plaît par tous les moyens qui sont en leurs pouvoirs : l’impôt progressif, c’est-à-dire l’impôt sur les riches, les entraves au droit de tester, les droits de l’épouse sur sa fortune patrimoniale, les droits des enfans sur leur fortune à venir sont parmi les principes qui sont chers aux démocraties. Elles créent ainsi une classe moyenne qui va jusqu’à former la moitié de la nation. Elles diminuent la classe riche et la classe pauvre. C’est une classe fortement conservatrice qu’elles créent ainsi, une classe qui a horreur de toute révolution et même de tout changement, ce qui, par parenthèse, est une force de plus pour le despotisme, mais ce qui est une force de moins pour l’armée révolutionnaire que toute nation renferme. La démocratie sera toujours conservatrice jusqu’à conserver assez patiemment les choses mêmes, débris des anciens régimes, qui sont contre son principe. Cette vue, qui a reçu depuis l’établissement du suffrage universel en France une continuation si éclatante qu’elle a la gloire d’être devenue banale, était aussi originale que possible au temps où Tocqueville l’exprimait. À cette époque on croyait le suffrage universel révolutionnaire. C’est le suffrage étendu sans être universel, c’est l’adjonction des capacités qui l’eût été. Le coup de génie pour un Guizot eût été de sauter du suffrage aristocratique au suffrage universel, en franchissant l’étape des capacités ; il se serait trouvé