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incomparablement le plus puissant. La centralisation française existait depuis deux siècles, plus solide qu’en aucun pays du monde, quand la Révolution, qu’on accuse de l’avoir faite, est survenue. Seulement elle était, elle peut être encore, comme voilée aux yeux par ces restes et de gouvernement féodal et d’institutions provinciales libres qui y étaient comme engagés et entrelacés : et selon le point de vue où l’on se place et le parti dont on est, on a pu dire et même croire ou que la France de 1780 était encore affreusement féodale, ou que la France de 1780 était décentralisée, autonome, fortement retranchée dans ses libertés provinciales, et que c’est chez nous la liberté qui est ancienne et le despotisme qui est nouveau. La vérité est qu’avant 1789 il y a déjà en France un Napoléon, qui rencontre, sans être beaucoup entravé par eux, soit des droits seigneuriaux de peu d’étendue, soit des libertés provinciales de peu de force ; un gouvernement qui rencontre sur son passage les débris de deux gouvernemens qui s’écroulent et qu’il achève de ruiner. Il n’en est pas moins vrai qu’on peut encore en compter trois. — La Révolution arrive, qui des trois gouvernemens en présence s’applique à détruire les deux qui n’avaient aucune force et à renforcer celui qui était déjà presque tout-puissant. Elle mit ses soins à renverser le gouvernement féodal et les institutions provinciales, à constituer un gouvernement central décidément sans entraves et sans limites. Ses tendances furent si bien celles-ci que son premier rêve fut la « démocratie royale », son second le gouvernement d’une Chambre unique, son troisième l’Empire. Sa conception de la liberté n’alla pas plus loin qu’à placer auprès du pouvoir central omnipotent une Chambre élue qui le surveille et le contrôle, précaution excellente au point de vue de l’administration des finances, — garantie de la liberté des citoyens ; mais de l’initiative personnelle, municipale, provinciale, non pas ; garantie des droits et des intérêts des minorités, ce qui est précisément la liberté, non pas, et presque au contraire, la majorité parlementaire, seul représentant du pays, donnant aux violences du pouvoir contre les minorités une sanction légale et l’apparence du droit. La Révolution n’a pas fait autre chose dans l’ordre purement politique. De trois gouvernemens, dont l’un seulement était oppresseur, elle a abattu les deux qui ne l’étaient pas.

Pour expliquer ce singulier libéralisme, Tocqueville a inventé une théorie ingénieuse, spécieuse, où il y a du vrai, peut-être un peu trop spirituelle, qui est celle-ci : un joug paraît toujours d’autant plus insupportable qu’il est plus léger ; ce n’est pas ce qui écrase qui irrite, c’est ce qui gêne ; ce n’est pas une oppression qui révolte, c’est une humiliation. Les Français de 1789 étaient