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anéantie, l’intelligence indifférente, où enfin, n’ayant plus aucun désir, nous sommes tout étonnés de nous voir agir encore : cette fois, on se regarde comme un étranger et, qui plus est, un étranger insoupçonné. Nous finissons cependant, à force de vivre, par nous faire une idée de nous-même ; mais le moi ainsi connu n’est encore, le plus souvent, qu’un moi imaginé et construit au moyen de nos souvenirs : c’est un fantôme de notre vie passée. Notre réflexion sur nous-même est alors, en réalité, une imagination à la recherche de nous-même. Et cette imagination, à son tour, n’est qu’une renaissance de sensations confuses et d’impressions confuses où vient se résumer notre vie passée, comme en un rêve de nous-même. Le précepte socratique : — Connais-toi, — c’est pour chacun de nous ce qu’il y a de plus difficile à réaliser. La source ne peut jamais se voir elle-même tout entière aux rayons du soleil, qui seuls cependant la rendent visible ; elle ne peut apercevoir que le flot du moment qui s’écoule et ne l’épuise pas.

Les fatalistes de toutes sortes, qu’ils fussent métaphysiciens, psychologues ou physiologistes, n’ont vu que ce côté inné et obscur de notre nature, legs de nos ancêtres ; ils se sont figuré le caractère tout entier comme quelque chose de donné avec la naissance, qui n’aurait plus ensuite qu’à se développer. Pour Spinoza, le caractère est un théorème dont le milieu extérieur fait sortir les conséquences avec une nécessité mathématique. Schopenhauer, lui aussi, admet un « caractère intelligible », qu’aucune leçon de la morale ou de l’expérience ne peut modifier. Taine attribue à nos facultés maîtresses une action aussi inéluctable que les conséquences logiques d’une définition. Selon M. Ribot aussi, tout vrai caractère étant inné, les Vincent de Paul comme les Bonaparte ne font que développer dans la vie l’espèce de prédestination physiologique apportée en naissant : « Les caractères vrais ne changent pas. »

Sans méconnaître tout ce que ces théories peuvent renfermer d’exact, nous croyons qu’elles ont un tort commun : elles assimilent l’évolution des êtres intelligens à celle des mécanismes régis par l’aveugle géométrie, des organismes régis par l’aveugle physiologie. Or il y a dans le caractère humain un élément d’ordre supérieur, nouveau et original : la conscience. Dans l’étude qu’on va lire, c’est le pouvoir de réaction inhérent à l’intelligence que nous voulons surtout opposer au fatalisme décourageant de Spinoza, de Schopenhauer, de Taine et de leurs successeurs. Nous montrerons d’abord que l’intelligence ne doit pas être exclue des facteurs primordiaux du caractère ; qu’elle est au contraire un des élémens qui le distinguent le mieux du tempérament ; qu’elle doit, par conséquent, entrer en ligne de compte dans la