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l’attendait, d’esprit rusé, aux mains avides. Nouvel exode : il s’en va en Suède, puis en Finlande et en Norvège, faire des conférences. Les conférences sont très courues dans le Nord, elles conviennent à l’esprit dogmatique de ces peuples. Il n’est point de personnalité un peu comme qui ne tienne à honneur de s’y montrer, et il est de mode, pendant une saison, d’aller applaudir un conférencier comme on fait chez nous un acteur. Bang eut un succès retentissant, on le couvrit d’or. C’était justice. La passion fougueuse de sa parole, l’élan dramatique de son geste, l’aisance de diction qu’il avait acquise au théâtre, séduisirent ses auditrices, enthousiasmèrent ses auditeurs. Jamais, depuis Bjornson, on n’avait entendu voix aussi éloquente. Il y eut bien de-ci, de-là, entre le public et son idole, quelques malentendus ; il rompait de nonchalantes habitudes ! Ce fut pourtant l’époque la plus féconde, sinon la plus heureuse de la vie du romancier. À ce moment, Bang avait vingt-cinq ans. Il venait de se révéler superbe orateur, comme, quelques années auparavant, vigoureux écrivain. Il pouvait satisfaire ses coûteuses fantaisies de grand seigneur, et les femmes s’intéressaient à lui. Il n’était pas beau, mais il avait une sorte de charme frêle et maladif. Petit, mais bien pris, les yeux profonds et profondément enfoncés dans les orbites, les cheveux noirs et plats, la peau olivâtre, les mains délicates, les pieds fins, il sentait son gentilhomme. On savait, quelle âme ardente et passionnée, quelle sensibilité fébrile se cachaient sous cette romantique enveloppe, et la popularité se donna spontanément à lui.

Il s’en montra digne. En quatre ans, après Sous le joug, un recueil de nouvelles mélancoliques où sa philosophie est condensée en quelques pages, et dont je parlerai plus loin, il publia coup sur coup trois romans, dont deux au moins sont des œuvres de premier ordre : Phœdra, Tine et Au bord de la route.


II

A Copenhague comme à Paris, ce qu’on appelle « le monde » est une collection d’individus de grande naissance, de grande fortune, parfois de grande intelligence, dont la tradition est de vivre pour un certain nombre de sentimens d’essence rare, qui se fondent en un seul : la religion du souvenir. Ce culte du passé, ils savent, heureusement, l’accommoder aux nécessités du présent. Ils travaillent quelquefois ; mais la seule fonction sociale qu’ils paraissent vouloir remplir est de distiller en élégance les produits, toujours un peu grossiers, du travail