Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/864

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entourée par l’œuvre de toute une race, de vivre au milieu de ces ombres familiales, de les retrouver à chaque pas. Le sentiment de la possession engendre, chez les meilleurs d’entre nous, le sentiment de la responsabilité… Les idées sur lesquelles nous vivons ne sont pas nombreuses, mais grandes. »

Et plus loin :

« — Pensez-vous vraiment, monsieur, que l’on puisse vivre longtemps ici sans acquérir une certaine noblesse d’esprit ? Tout, ici, a une influence sur mon être, le château, les grands arbres du parc, les portraits de la salle des chevaliers, tout enfin. Je cherche à comprendre la vie de ceux dont je vois l’image… tous ont servi le roi, ou, si vous aimez mieux, la patrie, car, en nous, l’instinct de la race engendre le patriotisme… Et si vous trouvez encore que notre existence est étroite, n’êtes-vous pas forcé de reconnaître que cette existence rend les sentimens plus nobles, détruit beaucoup de petitesses, beaucoup d’élémens bas qui salis sent vos démocraties ?… Ce n’est assurément pas un mérite que de n’avoir pas connu les bassesses de la lutte pour l’existence ; mais c’est un bonheur, et c’est ce bonheur qui a contribué autant que le reste à créer la race. Il est des choses que je ne pourrais jamais m’abaisser à faire, des actions que je ne comprends même pas, et c’est ce qui ouvre un abîme entre moi et ces gens… Et c’est pourquoi, si je n’avais été soutenue par mes ancêtres, je ne serais assurément pas vivante aujourd’hui. Avec leur aide, j’ai supporté l’existence, et c’est pourquoi je veux mourir aristocrate. »

Elle meurt aristocrate en effet. Lorsque, après avoir demandé au monde sceptique et railleur de panser cette blessure qu’au contraire il avive ; après avoir rempli de son nom illustre les échos élégans des journaux, avoir traîné derrière elle un trou peau d’adorateurs et de prétendans, elle a tout vu, tout lu, épuisé jusqu’à la lie la coupe des jouissances humaines, elle se laisse tomber dans les bras meurtriers et doux de cette déesse nouvelle, autrefois inconnue, la morphine ; et un jour, comme son aïeule, la dame aux lèvres rouges, aux yeux las et sensuels, elle disparaît, recommençant après des siècles écoulés le même drame émouvant de passion misérable.

Tel est ce roman étrange, à la fois obscur et touffu, que traversent des éclairs de génie. Il est écrit dans une langue singulièrement tourmentée et fébrile, mais vivante et colorée. Moins riche que celui de Lie et moins varié, moins souple, le style de Bang est aussi plus vigoureux et plus serré. Comme Maupassant, Bang est un sensitif démesuré ; il donne, jusqu’à la douleur, le