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prudemment émondée de Port-Royal ? Réunir tous les manuscrits discordans d’un même ouvrage ; déterminer, par l’observation des fautes communes aux divers scribes, les rapports de dépendance qui groupent certains d’entre eux en familles ; opposer ces familles ; reconstituer, par la comparaison des leçons divergentes et selon des procédés presque mécaniques, le manuscrit original perdu ; puis, quand on a retrouvé cet archétype, rechercher, grâce à l’examen des rimes, de la mesure des vers et des traits linguistiques, en quelle province, à quelle date, l’œuvre a été composée ; restituer aux idées le tour qu’elles avaient dans l’esprit de l’auteur, aux mots la forme dialectale qu’ils prenaient sur ses lèvres ; établir le texte ne varietur, à peu près tel qu’il serait, si le vieil écrivain avait connu l’imprimerie et s’il avait, de sa main, corrigé ses épreuves : c’est une tâche possible, voire facile. Elle requiert moins encore des dons d’esprit supérieurs que des qualités morales, la patience, la probité de l’esprit. Il n’y aura rien à refaire, dans cinquante ans, à une édition critique bien faite, et celles de la Société le sont presque toutes.

Mais, dira-t-on, n’est-ce pas faire trop d’honneur à tel méchant poème chevaleresque, que de l’éditer avec le même scrupule que la Vulgate ou l’Odyssée ? Voyez ces listes de variantes qui, dans l’édition d’Aymeri de Narbonne, s’accrochent à chaque vers, s’amoncellent au bas de chaque page : il a fallu des mois d’ingénieux labeur pour déterminer la valeur de chaque manuscrit, pour décider que cette leçon devait être admise dans le texte, cette autre rejetée à l’appareil critique. — C’est bien peu de chose, assurément, que ces menues variantes ; mais, sans ce travail d’épuration critique, il serait impossible de donner un texte utilisable de la chanson d’Ayméri de Narbonne. — C’est peu de chose que la chanson d’Aymeri elle-même ; c’est une branche débile du grand arbre des légendes narbonnaises, si puissamment ramifié : on ne pourrait pourtant la retrancher, sans appauvrir, du même coup, la souche. — C’est peu de chose que la geste narbonnaise elle-même dans l’ensemble des épopées du moyen âge ; mais, sans elle, on se rendrait malaisément compte de l’évolution d’un vaste cycle épique. — C’est peu de chose que l’épopée dans l’ensemble des créations du moyen âge et c’est peu de chose que le moyen âge lui-même dans l’histoire de l’esprit humain ; mais l’histoire de l’esprit humain a besoin de cette page, et c’est assez pour légitimer les plus subtils classemens de manuscrits, les recherches les plus micrographiques.

Pour cette tâche complexe, il faut des hommes, et la Société des Anciens Textes français est fortement « bâtie en hommes ». Elle a su, sous les auspices de ces noms illustres, Paulin Paris,