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— cette vie de Saint-Léger, transcrite à contre-cœur par un scribe peu habitué à gâcher ainsi le parchemin pour y noter les formes barbares du langage rustique et qui, sa corvée finie, écrivait joyeusement au bas de la page : Finit, finit, finit ! ludendo dicit ! — cette homélie sur Jouas, recueillie au pied de la chaire par quelque clerc de l’an mil. gribouillage hâtif, mi-français, mi-latin ; voilà donc les premiers linéamens de la pensée et du langage français, les seuls vestiges des millions de paroles émises par des millions d’hommes.

Pourtant, ces fragmens épars, ces prières balbutiées, est-ce là tout ce qui survit de la pensée de plusieurs siècles ? L’unique lueur qui éclaire le haut moyen âge est-elle vraiment celle qui vacille, si pâle, dans les chroniques et les pauvres poèmes lutins des monastères ? Tant de générations se sont-elles succédé, anonymes et muettes ? Non, nous pouvons les rendre à la vie, à la voix, et cette voix est une des plus énergiques qui aient jamais retenti sur le sol de la pairie. Nous pouvons reconstituer les chants de poètes très archaïques et, par plusieurs de ses publications : Raoul de Cambrai, le Couronnement de Louis, Aymeri de Narbonne, la Société des Anciens Textes y aide puissamment.

En vérité, rien ne s’est plus heureusement transformé, — grâce aux travaux de l’érudition la plus spéciale, — que notre façon de considérer nos anciennes épopées. Quand on songe que l’édition princeps de la Chanson de Roland est de 1837, on admire la longue route si vite parcourue. Hier encore, tout, notre effort se bornait à critiquer chaque chanson de geste, selon les procédés que La Harpe applique à la Henriade. Le poète avait-il satisfait, aux « lois du poème épique » ? Que fallait-il penser de « l’action, des mœurs, de la peinture des passions de l’amour » ? N’avait-il pas fait du « merveilleux chrétien » un indiscret emploi ? — Amas de rapsodies, concluaient les uns, jeu monotone et brutal de jongleurs ! Et les autres s’extasiaient devant de petites beautés académiques, à grand’peine découvertes ; ou bien, en désespoir de cause : « Admirez, s’écriaient-ils, au nom du Patriotisme et de la Foi ! »

Aujourd’hui, grâce aux travaux de MM. Gaston Paris et Léon Gautier, grâce au beau livre plus récent de M. Pio Rajna, nous savons que la plupart de nos chansons, sous la forme par venue jusqu’à nous, ne sont que l’écho affaibli de poèmes primitifs disparus ; qu’elles ont été rédigées à des époques basses, où déjà s’était perdu le sens de la création épique. Le jongleur à qui nous devons celle-ci n’était qu’un rimailleur, qu’importe ? la chanson n’est pas sienne : des siècles y ont collaboré. La légende qu’il délaye en méchans vers n’est pas née de son humble cerveau, mais au Xe ou au IXe siècle, du chaos sanglant