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d’imagination aventureuse et fantastique ? ou bien, au contraire, nos vieux romanciers ont-ils été des mystificateurs de génie, qui ont recouvert d’un coloris breton tout superficiel des imaginations purement françaises ? Quel est le rapport de nos poèmes à leurs nombreux remaniemens allemands, néerlandais, norrois, et quelle fut, sur les diverses littératures européennes, l’influence de ces romans dont la vogue devait durer jusqu’à la Renaissance, avec les Amadis ? Ce sont des problèmes, encore à peine posés, que seul saura résoudre un savant également instruit des antiquités celtiques et romanes : il ne semble pas que ce savant soit encore venu.

Tandis que la matière de Bretagne est fort négligée par la société, le Cycle antique, au contraire, est représenté dans notre collection par un de ses plus significatifs poèmes : le Roman de Thèbes. Comme Dictys et Darès, témoins prétendus de la guerre de Troie, comme Virgile et comme Lucain, Stace courut aussi cette fortune d’être déguisé en jongleur du XIIe siècle. Ce remaniement courtois de la Thébaïde permet de constater une fois de plus la parfaite impuissance du moyen âge à concevoir autre chose que lui-même, sa foi enfantine à l’immutabilité des choses. Il est curieux de retrouver, affublée de hauberts, la lignée sanglante des Labdacides, de voir Etéocle soupirer pour la belle Salemandre selon les règles des codes d’amour, Ismène broder une manche de soie, qu’en l’honneur d’elle son ami portera dans les combats. Il est plaisant de s’arrêter à tant de contresens, mi-naïfs, mi-puérils : Œdipus, après avoir tué Laïus dans une partie de plomée, découvre le mot de la « devinaille » que lui a proposée « un diable hideux et grand nommé Spin » ; Ismène, à la nouvelle que son amant a péri, fonde une abbaye où la suivront cent pucelles de grand parage. Voici Adrastus, qui brûle « à feu grégeois » des bourgeois dans un château fort, et voici l’archevêque Amphiaraüs, monté sur un char où sont représentés les Sept Arts, Dialectique, Grammaire, Astronomie portant l’astrolabe… Il est facile d’en plaisanter, tout comme des Grecs de Mme Dacier, voire de Racine ; mais, après avoir joui de ces anachronismes et de notre supériorité critique, il faut reconnaître que, si ce remaniement de la Thébaïde est un roman archéologique tout à fait piètre, il est un excellent roman de mœurs. Tydéus, duc de Calydone, le connétable Méléagrès n’ont rien d’antique : mais ils n’en avaient cure, contens d’exprimer parfaitement les pensées et les sentimens des barons féodaux.

N’importe : on se résigne mal à ce travestissement. On déplore que les hommes du XIIIe siècle aient eu le don de façonner ainsi toutes choses à leur image, de jeter le même manteau de cour, brillant et banal, sur les modèles les plus divers, chansons de