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rapportent des récits différens. Un jeune érudit norvégien, M. Eilert Loeseth, élevé de notre École des Hautes Études, s’est dévoué. Pendant trois années, chaque jour, il est revenu s’asseoir à la Bibliothèque nationale. Page à page, ligne à ligne, il a lu les vingt-quatre manuscrits ; il les a colligés, analysés fidèlement ; il a risqué d’y perdre la vue. Ce n’est pas pour nous qu’il travaillait, car nul ne saurait aujourd’hui exploiter son labeur comme il convient. Un jour, dans vingt-cinq ou cinquante ans, un critique viendra qui, mieux armé que nous, étudiera d’ensemble le cycle breton : il lui sera possible peut-être d’extraire de ce gros ouvrage un atome de vérité, utile à la science ; et cette espérance a suffi. Quoi qu’il en advienne alors, ce livre apparaîtra aux savans de l’avenir comme un symbole respectable de l’érudition désintéressée de notre siècle.

Assurément, c’est chose pénible de travailler en un âge où il est malaisé de mesurer soi-même la valeur durable de ses efforts. Mais qu’y pouvons-nous ? C’est là notre lot : seul l’avenir pourra faire dans la forêt les coupes sombres nécessaires ; à chaque siècle suffit sa peine. D’ailleurs, ce désintéressement trouve sa récompense : le plus modest ouvrier, en même temps qu’il se courbe sur sa tâche, peut goûter la joie supérieure ! de bâtir en son esprit le monument futur. Il peut rêver le temps où le médiéviste ne sera plus un pur philologue, mais tout ensemble un philosophe, un théologien, un historien des mœurs, un critique littéraire : le tout sans effort, grâce au lent travail accumulé. Il peut imaginer tout fleuri le beau jardin idéologique qu’il défriche ou ensemence aujourd’hui à la sueur de son front. C’est ce qui explique qu’on n’ait jamais étudié les littératures classiques avec plus d’enthousiasme qu’à la Renaissance : la Terre Promise ne fut jamais plus belle qu’entrevue au loin, des hauteurs du mont Nébo.

Il appartient à la Société des Anciens Textes d’abréger notre attente, de faire gagner à la science un temps inappréciable. Notre génération pourrait liquider en vingt ans l’œuvre qui menace de durer des siècles. Songez que le seul Mommsen a disposé, en soixante années, pour le bien de la science, d’un millier d’existences humaines. Ce qu’il a fait, la Société des Anciens Textes français, dirigée comme elle l’est, aujourd’hui, mais plus largement organisée, pourrait le faire. Il faut souhaiter le développement puissant d’une entreprise qui sert bien la science et qui honore grandement la patrie.


JOSEPH BEDIER.