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mariage et que nous avons vu inscrire à nouveau le divorce dans notre code. — Et comment nier cette influence du roman sur la conduite de chacun de nous ? Ce qu’il y a au fond de tout roman, s’il n’est pas seulement l’œuvre frivole d’un amuseur, c’est un cas de conscience débattu devant nous et résolu dans un certain sens ; vienne le jour où nous nous trouvons nous-mêmes aux prises avec des circonstances analogues, à notre insu le souvenir du livre agira sur nous. Ces idées issues des livres parviennent jusqu’à ceux-là mêmes qui ne lisent pas : car elles sont partout répandues, flottantes autour de nous, et elles forment l’atmosphère morale d’une époque. C’est pourquoi ceux-là font preuve de beaucoup de légèreté d’esprit qui dédaignent de s’occuper des « modes littéraires », le prennent de haut avec les fictions, et restent inattentifs aux réponses qu’on y propose à quelques-unes de ces questions qui sont toujours pendantes, parce qu’elles sont de tous les temps et qu’elles se renouvellent sans cesse.

C’est de l’amour que traite le roman, de façon à peu près exclusive. On le lui reproche et on s’étonne qu’il revienne sans se lasser sur ce thème unique. Pourquoi ? puisqu’il y a tant d’autres affaires dans la vie qui sont plus graves ; et puisque tant d’hommes vivent, et vivent bien, sans avoir jamais connu de l’amour autre chose que le nom. Mais il faut ici dépasser les apparences et oublier si l’on peut le point de vue de l’esprit gaulois. Au regard du philosophe comme à celui du naturaliste, l’amour, cet amour qui entretient la vie à travers l’humanité, est la grande affaire pour les hommes. C’est de lui que tout dépend ; nous lui devons la constitution de nos corps et l’énergie de nos âmes. Il est à la base de tous nos sentimens, et dans la manière dont nous le concevons toute notre vie morale est engagée. Il peut lui seul nous donner la plénitude du bonheur ; mais c’est de lui que, les souffrances sont in tolérables. De là viennent ces cris de douleur, de colère, de haine, qui n’emplissent les livres que parce qu’ils sont aussi bien le cri de l’humanité torturée par l’amour. Et de là vient que, depuis qu’il y a des romans et des ouvrages de théâtre, ils semblent n’avoir été inventés que pour étudier de mille manières le problème éternel de l’adultère.

La littérature de ces trente dernières années a été sévère pour la faute de la femme. Elle a travaillé avec application à la dépoétiser. Au développement des rêveries sentimentales elle a substitué l’étude des réalités triviales et basses. Elle a utilisé les données de la physiologie et de la médecine. Dans les grandes amoureuses divinisées par les poètes elle n’a vu que de tristes hystériques. Les femmes incomprises n’ont plus été pour elle que des curieuses. Elle a montré la vanité de tous les prétextes et l’inanité de toutes les excuses. « Il n’y a, dit M. Dumas, aucun enchaînement admissible entre vos douleurs, vos jalousies, vos déceptions, vos désespoirs, et le petit acte spasmodique qui constitue