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à l’affût, il perçut une attention perspicace et rusée. Elle lui souriait, et son sourire, sans aller jusqu’à l’ironie, se nuançait d’une malice de triomphe. » Ç’a été entre eux un épisode de cette lutte du masculin et du féminin, qui ne semble s’apaiser par instans que pour reprendre ensuite avec plus d’âpreté. On n’a pas oublié comment Tolstoï, dans la Sonate à Kreutzer, a mis en relief cet élément de haine qui se dégage de la volupté elle-même, et qui met en présence comme deux ennemis ceux qui n’ont cherché dans l’amour que l’assouvissement de leur sensualité. C’est dès les premiers jours de la lune de miel que Posdnicheff a la révélation de l’erreur qui a été la sienne. À sa grande surprise, ce qu’il lit dans les yeux de sa femme, au lieu de la tendresse qu’il s’attendait à y trouver, c’est une expression haineuse. Cette hostilité sera désormais l’état normal des deux époux. Elle ira chaque jour en s’accentuant. Elle développera chez Posdnicheff une jalousie imprécise, sans objet et sans cause, et qui saisira pour éclater le premier prétexte. Elle aboutira au meurtre par une espèce de fatalité. Tel est d’après Tolstoï le sort réservé à tout mariage fondé comme celui-là uniquement sur le plaisir. Car il est dit dans l’Évangile « que celui qui regarde la femme avec volupté commet déjà l’adultère avec elle » ; et ces mots ne se rapportent pas seulement à la femme d’autrui, mais notamment et surtout à notre femme… L’esprit chrétien ne s’y trompe pas. Et les écrivains russes n’ont eu garde d’appliquer jusqu’en ces matières leurs propres théories sur la pitié. Tolstoï tue Anna Karénine. L’évangélisme s’arrête au seuil de l’adultère.

Peut-être trouvera-t-on que ce refus du pardon à la femme coupable est pure cruauté ; et que l’homme est mal venu à refuser à sa compagne ce pardon qu’il réclame pour lui-même. C’est qu’on a beau dire et faire appel aux idées chevaleresques, il n’y a pas d’égalité dans la faute. Ce n’est pas seulement notre vanité d’homme qui en décide et ce ne sont pas même les raisons tirées des conséquences sociales. Les intérêts engagés sont singulièrement plus graves. C’est la nature qui assigne à la faute de la femme une gravité exceptionnelle. Car elle ne connaît ni les aspirations de nos esprits ni les souffrances de nos cœurs, elle ignore les arrangemens sociaux et aussi bien le respect dû à la foi jurée. Elle ne connaît, pour elle, que l’avenir de l’espèce et la conservation du type. Elle impose la fidélité à celui à qui l’homme confie le dépôt de la race. Cette loi que nous n’avons pas faite est au fond de toutes nos discussions sur l’amour ; elles s’égarent quand elles s’en écartent. C’est en vain que nous nous révoltons, que nous parlons de justice et de charité, et que nous tissons nos rêves immatériels et charmans. Derrière tous ces mirages, ce qu’on découvre c’est la nature attentive à son œuvre et qui ne se laisse pas détourner de ses fins.

Et donc, ce à quoi aboutissent les écrivains d’aujourd’hui, dans cette