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entrepreneurs de tripots, à côté de beaucoup d’autres professions moins fâcheuses, figurent sur la liste comme des espèces fort ordinaires. Il est visible que, dès lors, la variété du gagne-pain était parmi les brahmanes aussi infinie qu’elle peut l’être de nos jours. Et Manou fait acte de prudence en déclarant qu’un brahmane doit toujours être considéré comme une grande divinité, « quel que soit le métier auquel il s’adonne »..Mais tous les brahmanes exclus de la caste modèle devaient, comme aujourd’hui, être, au moins pour une large part, distribués en castes particulières. Manou semble n’en rien savoir. Il ne souille mot de ces castes. C’est donc qu’il ne se pique pas de grouper les faits en un tableau fidèle. Il se borne à présenter le type de la caste brahmanique dans son intégrité idéale.

Le mariage régulier ne se doit conclure qu’entre conjoints de même caste. Mais les règles promulguées pour certaines cérémonies du mariage, les éventualités envisagées pour les héritages, l’autorisation expresse d’épouser, au moins à titre secondaire, des femmes de castes inférieures, toute la théorie enfin des castes mêlées, constatent que la règle n’était pas appliquée avec la sévérité uniforme que supposerait la formule générale. L’interdiction même d’épouser une çoûdrâ, qui pour les brahmanes et les kshatriyas, est répétée avec insistance, comporte visiblement bien des accommodemens. A plus forte raison en est-il de même des préceptes qui règlent la nourriture. Finalement, et sauf des réserves embarrassées, l’emploi de la viande elle-même est toléré. L’abstention des spiritueux, ordonnée ailleurs en termes si forts, n’apparaît plus en certains passages que comme un simple conseil de perfection.

En dépit de l’autorité divine sous laquelle elle s’abrite, la tradition a des concessions bien compromettantes. Ses formules semblent absolues ; mais, en vingt endroits, elle nous avertit que la règle véritable réside dans la coutume, que c’est l’usage propre à chaque région, à chaque caste, qui fait loi ; c’est d’après cet usage qu’un roi soucieux de ses devoirs doit régler ses actes et ses arrêts. Dans une large mesure, cela est vrai aujourd’hui encore. Il y a là un trait qui caractérise tout le passé de l’Inde : les connaisseurs les plus expérimentés y ont justement insisté. D’après certains textes, c’est à la pureté de la conduite que se reconnaît le plus sûrement une haute origine ; tant le mélange des castes a obscurci toutes les descendances. D’autres rejettent dans un âge antérieur et plus parfait du monde le temps où l’ordonnance des castes était exactement maintenue. C’est reconnaître que les règles théoriques sont en fait étrangement élastiques.