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En présence de témoignages anciens sur l’état social de l’Inde, notre recherche, soucieuse avant tout de rétablir l’enchaînement historique, incline d’abord à les prendre comme l’expression intégrale, sincère, d’une situation authentique. En avons-nous ici le droit ? Tradition épique ou enseignement sacerdotal, le système est identique des deux parts. Mais il n’est pas moins ici que là traversé d’incertitudes, de contradictions, qui sont autant d’aveux. Tout le dénonce comme artificiel et spéculatif. Il n’est pas le fondement légal des faits ; à tout moment, les faits le démentent, le contrarient ou le débordent. Il n’y prétend même pas ; il réserve expressément les droits supérieurs de la coutume. Il n’est enfin que la mise au point d’une situation de fait dont il se propose de faire disparaître les incohérences et les complications, qu’il s’efforce de transposer en un type idéal.

L’explication des castes mêlées n’a jamais pu faire illusion à personne. Des impossibilités flagrantes la jugent. On était en présence d’une foule de groupes dont la multiplicité ruinait le principe exclusif des quatre castes. Il s’agissait d’en justifier l’existence. C’est du principe même qu’ils entamaient qu’on s’avisa de les dériver. Le système ne pouvait en bonne logique servir qu’une fois, pour expliquer la première origine de ces groupes. Encore le nombre des sections que l’on arrivait à interpréter ainsi était-il sûrement insuffisant ; les noms géographiques que portaient beaucoup d’entre elles démentaient clairement la genèse qui leur était attribuée. Peu importait : l’esprit hindou, saisi par l’ivresse des classifications, n’est pas pour s’arrêter devant ces scrupules. La réalité lui prêtait d’ailleurs un point d’appui : c’était le cas, sans doute souvent observé, où une section nouvelle sortait du groupement local de gens que leur naissance irrégulière excluait de la caste paternelle, reléguait à un échelon social inférieur. Sur cette base, avec la rigueur décevante dont le génie hindou est coutumier, on échafauda en affirmations absolues des hypothèses plus que suspectes. Elles avaient un double avantage : elles créaient une apparence de symétrie dont la séduction est toute-puissante sur les théoriciens de l’Inde ; elles faisaient sortir du principe posé à la racine de l’organisation sociale la confusion même qui semblait de nature à la compromettre. Le penchant était si fort, qu’il se manifeste en plusieurs manières. N’est-ce pas Manon lui-même qui représente comme des kshatriyas que des fautes diverses, — omission des rites, dédain des brahmanes, — ont réduits à la condition de çoûdras, les tribus des Paundrakas, des Codas, des Drâvidas, des Kâmbojas, des Yavanas, des Çakas, des Paradas, des Pahlavas, des Cînas, des