Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/138

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa maison. Nous soupâmes et devisâmes jusqu’à dix heures. En les entendant sonner, nous prîmes les épées et les capes et gagnâmes vitement le lieu fixé. L’obscurité était si profonde qu’on ne se voyait pas les mains ; ce que remarquant, je convins avec mon ami, pour nous reconnaître au besoin, de nous attacher chacun le mouchoir au bras.

Les deux autres survinrent, et l’un que je reconnus à la voix pour don Francisco de Rojas, dit : — Don Juan de Silva ? — Je suis là, répondit don Juan. — Ils mirent la main aux épées et se chargèrent. Moi et l’autre nous ne bougions. Ils ferraillèrent, et bientôt je sentis que mon ami avait tâté de la pointe. Je me rangeai incontinent à son côté et l’autre auprès de don Francisco. Nous tirâmes deux à deux. Peu après, don Francisco et don Juan tombèrent. Moi et mon adversaire, nous continuâmes à nous battre, et je lui entrai le fer, suivant qu’il parut, au-dessous du téton gauche, lui perçant, à ce que je sentis, un double collet de buffle. Il tomba. — Ah ! traître, cria-t-il, tu m’as tué ! Je crus reconnaître la voix de celui que je ne voyais pas et lui demandai qui il était. — Le capitaine Miguel de Erauso, dit-il. — Je demeurai éperdu. Il criait : — Confession ! et les autres aussi. — Je courus à San Francisco et dépêchai deux moines, qui les confessèrent tous. Les deux premiers expirèrent aussitôt. Mon frère fut porté chez le gouverneur, dont il était secrétaire de guerre. Médecin et chirurgien le vinrent panser et firent tout le possible. L’enquête fut ouverte. On lui demanda le nom du meurtrier. Il réclamait à toute force un peu de vin. Le docteur Robledo ne voulait pas, disant que cela lui ferait mal. Il insista. Le docteur refusa. Il dit alors : — Votre Grâce est avec moi plus cruelle que l’alferez Diaz ! — Un instant après, il expira.

Là-dessus, le gouverneur cerna le couvent et s’y jeta avec sa garde. Les moines et leur provincial, fray Francisco de Otalora, lequel vit aujourd’hui à Lima, résistèrent. Le débat fut âpre, au point que des moines résolus dirent au gouverneur de prendre bien garde que s’il entrait céans il ne sortirait plus. Sur ce, il se modéra et rebroussa, laissant les gardes. Mort, le dit capitaine Miguel de Erauso fut enterré dans le même couvent de San Francisco. Du chœur, je le vis. Dieu sait avec quelle angoisse !

Je restai là huit mois, entre temps que se poursuivait le procès de rébellion, l’affaire ne me permettant pas de paraître. Grâce à l’assistance de don Juan Ponce de Léon, qui me fournit cheval, armes et viatique, je trouvai moyen de sortir de la Concepcion et partis vers Valdivia et Tucuman.