Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/212

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et son corps, que l’homme qui traverse les kala-pani, les eaux noires, rapporte toujours chez lui une secrète inquiétude, et que l’inquiétude est la plus grande ennemie du bonheur. Ajoutez que les Parsis attachent une grande importance à la distinction des choses pures et des choses impures, qu’ils ont horreur de tout ce qui souille, de tout ce qui fait tache sur la peau ou dans la vie. Le moyen de voyager sans s’exposer à des contacts impurs ?

Toutefois, le désir l’emportant sur les appréhensions et les scrupules, M. Malabari se résolut à partir. Mais il sentit le besoin de se donner un compagnon qui lui rappellerait la patrie absente et l’aiderait à se préserver des contacts impurs. Il jeta son dévolu sur un personnage douteux, auquel on avait donné le surnom de Crocodile, parce qu’il avait la larme facile sans avoir le cœur tendre. C’était un fils de famille, qui n’avait jamais rien appris ni rien fait. M. Malabari lui avait représenté souvent, mais en vain, qu’un homme qui se respecte doit se rendre utile à ses semblables. Fier de sa naissance, Crocodile aurait cru déchoir en se rendant utile, et il n’avait pas assez de caractère pour se rendre indépendant. Le seul métier qui lui convint était celui de parasite ; il le pratiquait avec délices.

On s’étonnera peut-être que M. Malabari eût choisi un si singulier compagnon. A une grande mansuétude il joint un fond d’ironie orientale, et l’ironie est indulgente ; rien ne l’indigne, tout l’amuse. Aussi bien, dès le premier jour, ce parasite sans vergogne lui rendit un service essentiel. La traversée eût été pour lui un long supplice s’il avait dû s’astreindre à manger à table d’hôte. A son insu, Crocodile alla trouver le médecin du bord, à qui il persuada que son patron était gravement malade et sujet à des attaques ; qu’il fallait l’autoriser à manger dans sa cabine et permettre à son fidèle serviteur de la partager avec lui, sans payer un supplément de place. Instruit de cette fraude pieuse, M. Malabari adressa une verte réprimande à Crocodile, qui ne répondit qu’avec des larmes, et, après lui avoir sévèrement reproché son mensonge, il en fit son profit : c’est à quoi sert l’ironie orientale. On était parti de Bombay au commencement d’avril 1890 ; quinze jours plus tard débarquaient sur le sol anglais deux hommes coiffés d’un pugari, et vêtus l’un d’une longue robe noire, l’autre d’une longue robe blanche, qui attira plus d’une fois à celui qui la portait les sottes railleries des polissons de Londres. Crocodile entendait qu’on le respectât et montrait les dents et le poing aux railleurs ; son maître haussait les épaules.

L’homme à la robe noire était résolu à tout prendre en douceur. Il était venu pour s’instruire, et, jour par jour, il nota ses impressions, ses réflexions, dont il nous a fait part en publiant un livre écrit dans un style très personnel, que les Anglais ont trouvé peut-être plus singulier