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publiques, le renchérissement de la vie et les exigences du luxe, les tentations et les périls de la spéculation, le dangereux aida des placemens mobiliers, la dépréciation continue des fortunes patrimoniales par la diminution des revenus du sol et par la baisse du taux de l’intérêt, autant de causes qui ont astreint toutes les familles, anciennes ou récentes, à ce perpétuel souci de l’argent. Combien y échappent ? Vivre de ses rentes, l’ignoble ambition de nos classes bourgeoises, devient un rêve que peu d’élus peuvent réaliser.

En ce sens, on pourrait soutenir qu’il n’y aura bientôt plus de riches. Riches ou pauvres sont, déjà, presque également en proie au même souci. Ce n’est pas que ce vulgaire souci de l’argent, auquel si peu se dérobent, s’affiche partout publiquement. Fi donc ! cela est de mauvais ton. Cette préoccupation mesquine ne s’étale guère que chez les petites gens. Les autres la dissimulent sous des dehors d’indifférence ; c’est un reste des traditions aristocratiques. La vie mondaine est une école d’hypocrisie. Là aussi l’argent est le moteur secret, mais la chose à laquelle on pense le plus est celle dont on parle le moins. Les dépenses, les rentrées, les prix, détails vulgaires que les gens bien élevés sont censés ignorer. Ce genre d’hypocrisie est un hommage de plus à la vertu de la richesse. On tient tant à l’argent qu’on veut avoir l’air d’en posséder assez pour n’avoir point à compter avec lui. On met son amour-propre, on met sa gloire, à passer pour riche. Pareils aux lépreux d’un conteur israélite, nos mondains portent un masque d’or, au sourire grimaçant, sous lequel se cachent leurs convoitises et leurs embarras d’argent[1]. Etre et non paraître, était la devise du sage ; paraître semble, aujourd’hui, le mot d’ordre des hommes de quelque éducation. La médiocrité s’ingénie à contrefaire l’opulence. A-t-on encore le stoïcisme de se passer des satisfactions de la fortune, on a rarement l’héroïsme de laisser transpirer sa pauvreté. L’on dirait que pauvreté est devenue vice, et qu’être pauvre est l’irrémédiable déchéance.


II

Le sentiment que doit nourrir une pareille société envers les grosses fortunes, on le devine ; et s’il se trouve une race aux mains de laquelle les écus semblent s’agglomérer, on prévoit de quel mélange d’admiration et de jalousie elle sera entourée. C’est l’histoire des juifs. Au fond de l’antisémitisme, il y a un levain de convoitise. Cette prise d’armes, contre la haute banque et la

  1. M. Marcel Schwob, le Roi au masque d’or.