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disent chrétiennes ne peuvent pardonner à ceux qu’elles accusent de s’emparer de la richesse. Quel étrange grief pour les disciples des pêcheurs de Galilée, et comme sonnent faux à nos oreilles le Beati pauperes et le Vœ divitibus ! Combien s’est dilué au cours des siècles l’élixir divin, et qu’il y a loin, chez les meilleurs, de la doctrine à la pratique, de la foi aux œuvres ! Que sera-ce de ceux qui ont rejeté la loi du Christ et qui se rient de la folie de la Croix ? Le christianisme était venu dans le monde réhabiliter la pauvreté ; les pauvres étaient la noblesse du Christ ; et, après dix-neuf siècles d’efforts et d’exemples héroïques, la pauvreté semble décidément vaincue. Les chrétiens mêmes sont las d’arborer ses couleurs. Quels sont, aujourd’hui, ses amans ou ses chevaliers, et qui irait la prendre pour fiancée ? Elle est, de nouveau, redevenue veuve[1], la maigre épousée du mystique d’Ombrie, et où sont ceux qui la courtisent ? Qui, parmi nous, en dehors des cloîtres démodés, où se réfugient les âmes maladives encore atteintes de la passion surannée du sacrifice, qui de nous tend les bras à la bienheureuse Pauvreté ? La dame de nos pensées, celle à qui vont en secret nos cœurs, c’est la Richesse. Autrefois, en dehors des ascètes et des croyans, jusque chez les païens, chez les stoïciens, chez les cyniques, ils n’étaient pas rares les hommes qui s’accommodaient de peu et méfiaient leur honneur à soutenir le bon renom de la pauvreté. Aujourd’hui, nous ne savons plus guère être pauvres.

Ce n’est pas que nous soyons si grossiers que tout ce que peut cacher de délicates jouissances une honnête pauvreté échappe à nos sens. Nous faisons bien encore parfois l’éloge de la pauvreté, de la médiocrité, vantant ses charmes, la liberté qu’elle vaut à l’esprit, — la paix qu’elle apporte au sage, affranchi par elle des soucis des affaires, — la saveur toujours nouvelle qu’elle donne aux affections, — le prix qu’elle confère au travail et au loisir. Les raffinés d’entre nous célèbrent en beau langage la joie, la poésie d’être pauvre ; mais cette joie et cette poésie, nous les goûtons surtout en imagination, chez les autres, ou de souvenir, après coup, quand nous les avons perdues[2]. Chez certains, cette façon d’idéaliser, de loin, la pauvreté, est une manière de dilettantisme, presque de dandysme. C’est devenu si vulgaire d’être riche ! et c’est si mesquin de vouloir l’être ! Les plus sincères d’entre nous me font penser au philosophe qui scandait son panégyrique de

  1. Dante, Paradis, canto XI.
  2. « C’est chose vraiment exquise que d’avoir été pauvre, écrivait Pierre Loti ; je bénis cette pauvreté inattendue qui arriva un beau jour, au lendemain de mon enfance trop heureuse… elle a donné du prix à mille souvenirs ; elle a beaucoup jeté de charme sur ma vie ; je ne puis assez dire tout ce qu’elle m’a appris et tout ce que je lui dois. »