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semblaient inséparables ; la richesse était l’attribut naturel de la puissance ; l’une procurait l’autre.

Vers la fin du moyen âge, apparaît une nouvelle venue, la fortune mobilière. A peine née, elle tend à devenir une puissance. Ainsi d’abord des républiques italiennes et des communes flamandes ; chez elles, l’argent, sous sa forme moderne, industrie, commerce, finances, est bientôt le premier pouvoir de l’Etat. Au nord des Alpes, en France, en Flandre, en Allemagne, surgissent déjà d’énormes et rapides fortunes bourgeoises qui émerveillent les contemporains, excitant leur malveillance avec leur admiration. Au XIVe siècle, c’est Nicolas Flamel, « le plus riche homme en or et argent » qui fût de son temps, et pour cela réputé alchimiste. Au XVe siècle, c’est Jacques Cœur, argentier du roi et protégé du pape, qui a des factoreries jusqu’en Égypte et en Orient ; Jacques Cœur qui encourt déjà les accusations lancées de nos jours aux accapareurs des grands magasins. « Il a empoigné toutes les marchandises de ce royaume, dit Juvénal des Ursins, et partout a ses facteurs ; qui est enrichir une personne et appovrir mille bons marchands[1]. » Les grands négocians d’Augsbourg ne sont guère mieux traités de l’Allemagne qu’ils enrichissent. Contre les rois de la banque ou du commerce se dresse, dès les premiers jours, l’ignorante jalousie de leurs compatriotes[2].

Le moyen âge écoulé, la féodalité abaissée, la puissance de l’argent grandit partout. Nous verrons prochainement qu’il devait être l’héritier de la féodalité ; les rois n’ont guère fait que travailler pour lui. La Renaissance est, dans toute l’Europe, en proie à la fièvre de l’or. En Angleterre, en Scandinavie, en Allemagne, le grand appât de la Réforme, pour les princes et les gentilshommes, c’est le partage des biens de l’Eglise. En Espagne, dans la catholique Espagne, quelle force pousse vers « les Indes » Colomb et les conquistadores ? L’amour de l’or joint à l’amour de la Croix ; dans ces rudes cœurs de Castillans ou de Génois, en quête de l’Eldorado, Mammon savait faire bon ménage avec le Christ. L’argent, cet intrus, pénétrait jusque dans les cloîtres, s’installant sournoisement à leur ombre, avec la commende et la feuille des bénéfices. Encore un siècle ou deux et, en Hollande, à Genève, en Angleterre, en France même, entre en scène la finance moderne. Elle fait ses débuts dans les républiques marchandes.

  1. M. de Baucourt, Histoire de Charles VII, t. V, p. 404 ; Picard, 1891.
  2. Certains historiens modernes, le regretté Janssen entre autres (Geschichte des deutschen Volkes, t. I, p. 385-396 ; traduction française par Mme E. Paris), adressent à ces grandes maisons du XVe ou du XVIe siècle les reproches dirigés aujourd’hui contre la haute banque sans que ces griefs rétrospectifs semblent toujours justifiés. Voyez M. Claudio Jannet, le Capital, la Spéculation et la Finance, 1892 p 206-207.