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envers l’ami qui lui avait confié en mourant le soin de sa justification et de sa vengeance. Si le rédacteur des Mémoires ne crut pas avoir le droit de dénaturer la pensée de Barras, ni même de l’atténuer ; s’il lit de ces Mémoires, en leur donnant la forme dernière, précisément ce que Barras avait voulu qu’ils fussent, c’est-à-dire un plaidoyer apologétique en tout ce qui concerne personnellement l’ancien membre du directoire, et une furieuse diatribe en tout ce qui touche de près ou de loin à Napoléon : on conviendra qu’en exécutant fidèlement les intentions de l’homme dont il avait accepté le legs, M. R. de Saint-Albin ne lit que se conformer à une règle élémentaire de probité.

Il faut ajouter que ses sentimens personnels à l’égard de l’empereur et de l’empire étaient en parfaite concordance avec ceux de l’ex-directeur, et que cette commune et ardente inimitié ne fut sans doute pas un des moindres titres qui le désignèrent au choix de Barras pour la rédaction définitive des Mémoires. Ami, pendant la révolution, de Danton et de Hoche, dont il écrivit l’histoire, de Chérin, de Bernadotte, qui le prit pour secrétaire général au département de la Guerre en 1798, de Carnot, qui lui donna d’importantes fonctions à l’intérieur pendant les Cent jours, M. Rousselin de Saint-Albin avait gardé sinon dans toute la juvénile intempérance de leur ferveur les convictions républicaines de sa première jeunesse, du moins le plus vif et le plus sincère amour de la liberté. Rallié au gouvernement de Juillet, après avoir figuré non sans éclat sous les règnes de Louis XVIII et de Charles X dans les rangs de l’opposition, ami personnel du roi Louis-Philippe et de la reine Marie-Amélie, qui l’honoraient, ainsi que sa famille, d’une bienveillance toute particulière, gérant pendant plusieurs années du Constitutionnel, dont il avait été l’un des fondateurs et où il défendit invariablement les doctrines libérales, M. de Saint-Albin haïssait Napoléon presque à l’égal de Robespierre, qui en 1794 l’avait déféré au tribunal révolutionnaire comme complice de Danton.

Cet homme si mesuré, si courtois, qui se contentait d’écrire à l’auteur d’une prétendue biographie où son rôle sous la révolution avait été ridiculement travesti : « Vous voulez bien, citoyen, vous occuper de ma réputation : ayez d’abord la bonté d’être exact. Au lieu de juge, c’est jugé que j’ai été au tribunal révolutionnaire. Vous êtes trop attaché à l’orthographe et à la vérité pour persister à me priver d’un accent si important pour mon histoire, » — cet écrivain abondant et disert, nourri de la lecture des classiques et qui semble s’être proposé pour modèle dans ses nombreux ouvrages la gravité et l’ampleur oratoire des grands historiens de l’antiquité, ne sait plus se contenir lorsque le nom de Napoléon