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pensée, de ne rien ajouter, de ne rien retrancher à ce qu’il a expressément voulu dire, — même si ce qu’il a dit blesse et froisse mes sentimens personnels, — de publier en un mot ses Mémoires tels qu’ils ont été conçus par lui et par le collaborateur posthume qu’il a chargé de compléter son œuvre, tels enfin qu’ils m’ont été transmis par ceux de qui je les tiens ? J’ai cru, je crois encore fermement qu’il n’y a pas de doute possible sur ce point, et que c’était pour moi une obligation morale impérieuse envers l’auteur des Mémoires, comme envers l’histoire elle-même, de publier ce texte sans y changer un seul mot. Mais j’ai estimé aussi que mon devoir d’exécuteur testamentaire ne m’imposait rien de plus ; qu’après l’avoir loyalement rempli, je rentrais en possession de tous mes droits d’historien et de critique, et qu’il n’y avait aucun motif valable qui pût m’interdire de juger avec une entière indépendance, au besoin même, comme on l’a constaté déjà, avec sévérité et les Mémoires et Barras lui-même.

Donc, la publication intégrale était désormais résolue dans mon esprit. Mais n’y avait-il pas à craindre que cette publication ne provoquât une sorte de scandale, en raison même des calomnies et des outrages qui font de ces Mémoires de l’ex-directeur une longue diatribe contre Napoléon ? Cette crainte, M. H. de Saint-Albin l’avait éprouvée sans doute quelque trente ans avant moi, et elle était légitime en ce temps-là. Il y avait encore dans la France de cette époque un sentiment presque universel de respect et d’admiration pour la mémoire de l’empereur. Au lieu de verser, ainsi que l’exigea plus tard la doctrine officielle, des pleurs hypocrites sur le 18 Brumaire, — acte révolutionnaire, comme l’odieuse exécution du duc d’Enghien, et qui ne peut être équitablement jugé qu’à la condition de ne pas être isolé de la série des coups de force, populaires ou gouvernementaux, à laquelle il appartient et dont était faite depuis dix ans l’histoire intérieure du pays, — on savait gré à Bonaparte d’avoir arraché notre patrie à la pourriture du Directoire, refait ce pays qui se décomposait, fixé dans ses institutions les meilleures et les plus essentielles des conquêtes de la Révolution. « J’ai refermé le gouffre anarchique et débrouillé le chaos. J’ai dessouillé la Révolution… J’ai excité toutes les émulations, récompensé tous les mérites et reculé les limites de la gloire[1]… » En considération de semblables bienfaits, on excusait ses fautes, on lui pardonnait jusqu’à ce délire même de son ambition et de son orgueil, jusqu’aux folies de cette politique effrénée, impitoyable, qui nous ont coûté si cher. Et

  1. Correspondance de Napoléon Ier, Paris, Pion et Dumaine, 1870, t. XXXII, p. 264.