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prison, sur l’échafaud. C’est à peine s’il en reste quelques-uns d’ouverts, et je ne compte point parmi les survivans celui de mesdames de Sainte-Amaranthe, salon de demi-monde, mi-tripot, mi-boudoir, où l’on donne à causer, à jouer, à aimer peut-être aussi ; mais quelques salons bourgeois, épaves de civilisation et d’élégance, foyers d’enthousiasme, d’esprit, d’indépendance, où l’on se permet de railler Robespierre et Marat, la tyrannie des clubs, de la Commune de Paris : tels ceux de Mme Roland, de Julie Talma. Les politiques, les girondins surtout remplissent le premier, le second les admet aussi, mais ne leur fait pas la place d’honneur qu’occupent naturellement artistes, auteurs dramatiques, gens de lettres. Ces deux femmes ont plus d’un trait commun. Mme Roland reste honnête avant, après le mariage, de cette honnêteté indiscrète et tapageuse qui ne peut se tenir de révéler au vieux Roland un sentiment platonique pour Buzot, tandis que Julie, épouse passionnée, malheureuse et fidèle de Talma, doit, semble-t-il, sa fortune à l’amour. Mais toutes deux ont l’esprit brillant, étendu, quelquefois ironique et profond, le talent de développer avec éloquence leurs opinions par la parole ou dans leur correspondance, le sens de l’amitié, une âme généreuse qui s’éprend de la Révolution ou des promesses de la Révolution, cet esprit de parti qui donne les préjugés que comporte la haine des préjugés, un besoin de dévouement allant jusqu’à exposer sa vie pour sauver celle de ses ennemis. Ni l’une ni l’autre ne désespèrent de la République parce que l’on commet des fautes en son nom, et dans une lettre aux mânes de son fils aîné, Julie mêle aux regrets maternels l’impression de douleur amère que lui inspire la servitude impériale. Toutes deux enfin sont rebelles aux idées religieuses, avec cette nuance toutefois que Mme Roland s’en tient au déisme de Rousseau, tandis que l’incrédulité de Mme Talma éclate plus absolue, agressive, persiste dans l’épreuve la plus grave, la maladie de son dernier enfant, atteint de la poitrine, destiné comme les deux autres à une mort prématurée ; et, malgré ses anxiétés, son désespoir, elle ne cesse de regarder la religion comme une ennemie, de repousser ses consolations pour ce fils qui va succomber[1]. Mais si la folie de

  1. Cette même femme, dont la logique était précise et serrée lorsqu’elle parlait sur les grands sujets qui intéressent les droits et la dignité de l’espèce humaine, avait la gaieté la plus piquante, la plaisanterie la plus légère : elle ne disait pas souvent des mots isolés qu’on pût retenir et citer, et c’était encore là, selon moi, l’un de ses charmes. Les mots de ce genre, frappans en eux-mêmes, ont l’inconvénient de tuer la conversation ; ce sont, pour ainsi dire, des coups de fusil qu’on tire sur les idées des autres et qui les abattent…Telle n’était pas la manière de Julie. Elle faisait valoir les autres autant qu’elle-même ; n’était pour eux, autant que pour elle, qu’elle discutait ou plaisantait. Ses expressions n’étaient jamais recherchées ; elle saisissait, admirablement le véritable point de toutes les questions, sérieuses ou frivoles. Elle disait toujours ce qu’il fallait dire, et l’on s’apercevait avec elle que la justesse des idées est aussi nécessaire à la plaisanterie qu’elle peut l’être à la raison. » (Benjamin Constant, Mélanges de littérature.) Deux heures avant sa mort, elle soutenait avec ses amis la conversation la plus élevée sur le despotisme et ses tristes effets,