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terrible, apprit à mêler la vérité shakspearienne à la vérité cornélienne. Pour le reste, il recevait une éducation assez bizarre, son père lui enseignait l’athéisme et le forçait à lire le livre de Dupuis sur l’Origine de tous les cultes[1]. Et sans doute il faut rabattre de certain récit d’après lequel le barreau aurait donné Talma au théâtre, grâce à la fréquentation de trois jeunes légistes, Bellart, Bonnet et Lépidor, qui, pour se former à l’art oratoire, s’exerçaient à lire des scènes de nos meilleurs tragiques ; car il avait déjà fait partie d’une troupe de comédiens amateurs qui jouaient dans les salons particuliers de Londres, et attiré l’attention du prince de Galles qui lui fit offrir de débuter à Drury-Lane. Des discussions de famille, un de ses panégyristes dit l’imprudence d’une princesse de sang royal, l’ayant amené à Paris avec sa mère, il suit des cours de chirurgie, d’anatomie, et, tout en exerçant la profession de dentiste, étudie avec passion les anciens, dessine leurs costumes, visite monumens, musées, bibliothèques ; plus tard il ira jusqu’à emprunter des casques, des objets d’art pour les étudier de plus près. L’école royale dramatique ayant été ajoutée à l’école de chant en juin 1786, Talma s’y fait inscrire un des premiers, suit les cours de Dugazon, Molé, Fleury, joue au Théâtre bourgeois de Doyen, rue Notre-Dame-de-Nazareth. Enfin il débute à la Comédie-Française, le 21 octobre 1787 : débuts très honorables assurément, car les critiques d’alors lui reconnaissent bon goût, maintien simple, mouvemens naturels, débit plein de chaleur, voix pénétrante dans le médium, un peu vibrante, partant tragique. Quant à la beauté des traits, Ducis, Mme de Staël, Chateaubriand, bien d’autres admirèrent cette figure étincelante de grâces athéniennes et de la terrible mélancolie anglaise ; mais les opinions des hommes sont si variables que cette même beauté a été contestée par Paul-Louis Courier, miss Berry et Macready ; miss Berry va jusqu’à lui reprocher de loucher. Boutades de gens d’esprit prévenus ou grincheux ! Talma, tous ses portraits en font foi, avait la figure la plus noble, dont il tirait de grands avantages. Quels efforts Lekain n’avait-il pas dû faire pour triompher de sa laideur naturelle au point de paraître beau à la scène ! Et voilà le triomphe de la persévérance ; un véritable artiste fait sa voix, fait sa

  1. Il dit un jour à Alexandre Guiraud : « Je suis fâché de ne pas croire ; mais en vérité, ce n’est pas trop ma faute. J’ai eu pour père l’athée le plus décidé de tout le XVIIIe siècle. Il me fouettait quand je m’agenouillais pour réciter la prière que ma bonne m’avait enseignée. Il me retira du collège parce qu’on m’y faisait prier Dieu : il avait fait copier en grosses lettres les maximes les plus impies du système social du baron d’Holbach, et en avait tapissé la chambre que j’habitais. C’est de là que je suis passé au théâtre, où la Révolution, avec tous ses principes, m’a trouvé et laissé. »