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ils ne sont pas exprimés par des paroles, ce qui est un autre et non moindre avantage. On ne dit point de sottises quand on ne parle point. Mais on en peut toujours commettre, et pour anonyme ou silencieux qu’il fût, le jugement du public n’a pas laissé d’être plus d’une fois un témoignage de son ignorance, de son mauvais goût et de son humeur capricieuse. Après cela, si le public n’est pas toujours le bon juge au théâtre, il n’y a pas à nier qu’il y soit le maître véritable. Il me semble donc qu’avant tout, pour se faire une idée exacte de ce que peut valoir et signifier le théâtre d’un pays, il ne soit pas inutile d’examiner comment le public de ce pays se comporte au théâtre, quelles dispositions il y apporte, quelles exigences, et dans quelle mesure il les manifeste et les impose.

On dit parfois que le public se montre partout le même. C’est là une assertion qu’il est inutile de s’attarder à réfuter. Nous ne manquons pas d’exemples prouvant que ce qui a réussi dans telle salle de spectacle peut se trouver, à peu de temps de là, subir un échec dans une autre salle, sans que d’ailleurs l’interprétation ou la mise en scène ait différé sensiblement dans chacun des deux endroits. Les goûts particuliers de chacun des deux groupes d’habitués de ces théâtres auront suffi à établir les différences de succès. Dans une même salle les effets d’une même pièce pourront varier tous les soirs. A plus forte raison devra-t-on admettre que des différences de nationalités puissent établir des divergences profondes de publics. Sans doute des groupemens d’importance secondaire s’établiront par la force des choses ici et là, et y resteront à peu près les mêmes ; il y aura le public plus artiste, plus littéraire, plus mondain et blasé, plus bourgeois et doucereux, plus féminin et craintif et délicat, plus populaire et naïf, etc., etc. Mais il arrivera aussi, le plus souvent, que des qualités d’ordre tout à fait général viendront cependant caractériser dans chaque pays l’ensemble de ces catégories particulières. Si je voulais résumer en une seule phrase la différence fondamentale qui m’a semblé exister entre le public allemand et le public français, je dirais que celui-ci, de quelque manière qu’il soit composé, me parait d’abord enclin au théâtre à tout subordonner à l’impression immédiate qu’il éprouve, à ne guère raisonner ensuite que sur les élémens que lui fournit sa sensibilité et la mesure où elle a été frappée, sans qu’intervienne presque en rien la façon dont elle a été mise en jeu ; tandis que le public allemand, pris aussi en général, et pour tous les ordres de production, agira toujours inversement, et ne laissera intervenir sa sensibilité qu’après l’avoir pour ainsi dire passée au crible du raisonnement. Le public français sent davantage, critique moins, dans le sens vrai du mot, condamne ou accueille plus vite et plus complètement ; le public allemand réfléchit davantage, critique plus minutieusement, même ce qui l’a