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En dépit de cette expérience qui aurait dû être convaincante, il a été fondé il y a quelques années une œuvre à laquelle on a donné ce nom significatif : la Bouchée de Pain. La pensée était d’empêcher qu’au moins personne ne mourût de faim dans Paris, et put toujours trouver une bouchée de pain pour se nourrir. L’idée assurément était touchante. Dans la pratique quel résultat a-t-elle donné ? C’est que la Bouchée de Pain est tous les matins assaillie d’une foule de vagabonds d’habitude qui trouvent très commode d’être nourris pour rien et qui viennent prendre leur premier déjeuner avant de se répandre dans Paris. Que cette œuvre ait empêché quelques pauvres diables de mourir de faim, je le veux bien, mais elle a surtout facilité à un grand nombre de vivre sans travailler.

Veut-on un autre exemple ? La charité privée s’est justement émue, il y a quelques années, à la pensée qu’un certain nombre de malheureux pouvaient, par misère ou malchance, se trouver sans gîte dans Paris et tomber sous le coup de ces articles du Code sur le vagabondage qui sont si justement sévères pour le vagabond de profession, mais si durs pour le vagabond par accident. Une société privée a donné l’exemple : elle a fondé un, puis deux, puis trois asiles de nuit, aujourd’hui elle en possède quatre, En 1892 ces quatre asiles ont donné l’hospitalité à 107 615 personnes[1] pendant 291 896 nuits. En 1878, la Société philanthropique ouvrait son premier asile de nuit pour femmes et enfans. Elle en possède trois aujourd’hui, qui en 1892 ont donné à 12350 femmes et 2 503 enfans 56102 nuits d’hospitalité. Elle leur a délivré 110 383 soupes et 35 250 vêtemens. Voilà donc, en une seule année, plus de 120 000 créatures humaines que la charité privée, judicieusement administrée, a sauvées du vagabondage. Était-ce faire assez ? Les personnes qui ont l’expérience de ces questions n’hésitent pas à l’affirmer, et il est à ma connaissance que l’une de ces Sociétés tout au moins ne se chargerait pas volontiers aujourd’hui de la création d’un nouvel asile. Mais l’émulation s’en est mêlée, et l’édilité parisienne a voulu avoir ses refuges municipaux. Elle en a six aujourd’hui, deux pour les hommes, quatre pour les femmes, qui ont, en 1893, abrité 46 413 pensionnaires. N’est-ce pas trop ? On peut assurément se le demander, et alors se pose aussi cette question que les adversaires de la charité n’hésitent pas à résoudre par l’affirmative. Les mesures prises pour venir en aide aux vagabonds d’accident ne profitent-elles pas

  1. Ce chiffre est énorme ; heureusement il ne représente pas autant d’individus distincts, car il est hors de doute que le même individu se représente plusieurs fois dans l’année.